Nous faisions route sur Kobe venant de Bangkok. Le grand paquebot de la Compagnie
Maritime Française mouillait pour une courte escale, dans le Victoria Harbour, ce bras de
mer pittoresque qui divise Kowloon de Victoria.
Ce matin-là, le temple taoïste Wong Tai Sin baignait dans des effluves d'encens qui vous
prenaient à la gorge. Les fidèles en grand nombre étaient agenouillés face au temple,
brassant de mystérieux bâtonnets dans des cylindres en bambou dont le son se répercutait sur les
parois irrégulières du temple. J'emmagasinais les sons, les effluves, les couleurs, comme
de multiples signes qui venaient imprégner tout mon être des mystères de l'Orient.
Instinctivement, je m'étais intégré au rituel collectif et je manipulais avec maladresse les
mystérieux oraculaires, les laissant s'échapper en grand nombre annonçant ainsi de mauvais
présages, je les réinstallais dans le bol jusqu'à la maîtrise nécessaire pour qu'un unique
bâtonnet s'échappe par les mouvements contrôlés du cylindre, et dont la signification des
calligraphies annoncerait d'heureux présages à venir.
L'un des bâtonnets s'échappa laborieusement du bol et vint choir sur le sol découvrant
ses indéchiffrables hiéroglyphes. Je ne savais que faire je restais immobile, silencieux
guettant du coin de l'oeil l'effet sur les fidèles incrédules de ce succès imprévu.
J'approchai la main pour cueillir le bâtonnet; une blanche et frêle main de jeune fille
apparut pour cueillir le bâtonnet; la main frêle de la mystérieuse inconnue vint frôler
ma main. Un frisson s'empara de mon être, l'Orient venait d'entrouvrir une toute petite
porte où je pourrais peut-être pénétrer.
Je n'avais pas noté sa présence près de moi, absorbé que j'étais à découvrir les étranges
rituels taoïstes que j'assimilais par mimétisme en observant les nombreux fidèles chinois
qui tapissaient le parvis du temple.
Elle était vêtue d'un cheongsam d'une blancheur immaculée. Sous l'effet du mouvement
pour ramasser le bâtonnet, ses cheveux longs et noirs s'étaient répandus avec désordre
jusqu'à hauteur de ses hanches, une longue et fine jambe se profilait audacieusement hors
de la large ouverture latérale de son cheongsam. Elle s'empara doucement du bâtonnet et
l'approcha de ses yeux comme pour mieux déchiffrer ses étranges calligraphies.
Elle se tourna vers moi et me regarda fixement. Ses grands yeux bridés étaient empreints
d'une tristesse qui me troubla.
- "My name is SuYen," dit-elle timidement en baissant les yeux et en joignant ses deux mains dans un geste de révérence, elle tenait l'oraculaire fermement entre ses paumes comme un objet précieux qu'elle semblait vouloir protéger.
J'étais sidéré, je la regardais et je n'osais prononcer un seul mot.
J'oubliais le bâtonnet, le sens du présage, qu'il m'aurait fallu faire interpréter par les oracles
du temple, j'aurais pu interroger SuYen, aurait-elle su interpréter le sens du présage, le
garderait-elle jalousement, ma soudaine surprise m'enlevait tous mes moyens, j'étais
muet comme foudroyé par l'apparition imprévue de SuYen, ses yeux étranges et
l'indéfinissable trouble qui marquait son regard.
- "If you wish, tonight we meet at the Tai Pak?"
Cela était dit comme une prière, il n'y avait
pas d'intonation significative laissant percevoir un racolage amoureux, il s'agissait d'autre chose, d'un
rendez-vous mystérieux que son attitude dissimulait à peine et dont je ne pouvais
soupçonner l'ampleur. J'ai compris que j'aurais alors droit à l'interprétation des présages de
l'oraculaire.
Je n'osais répondre, ou je ne le pouvais pas.
Elle se leva calmement, et sans autre mot disparut silencieusement à l'extérieur du
complexe religieux elle avait laissé tomber un minuscule papier. Je ramassai le papier,
c'était une carte d'affaire. Il indiquait le nom du Tai Pak, un restaurant d'Aberdeen.
J'ai à peine quitté les quais de la gare ferroviaire de Kowloon, les yeux de la belle
étrangère sont toujours fixés sur moi, elle arbore un sourire espiègle, puis je la regarde
disparaître lentement dans la foule.
Il y a effervescence ce soir-là. Les impériales défilent inlassablement; les enseignes
multicolores illuminent le ciel; un bruit infernal emplit le canyon du Nathan Road; le long
du Public Pier près du Star Ferry le panorama lumineux au pied du Victoria Peak brille de
tous ses feux. Du côté de Victoria, autour et sous l'étrange tour de la Bank of Hong Kong,
les travailleuses philippines garnissent tous les espaces libres dans un brouhaha
indescriptible marquant leur congé dominical d'un rituel pathétique. Hong Kong a bien
changé depuis, mais j'ai toujours les yeux de SuYen en tête, la belle SuYen; et je refais
le trajet vers Aberdeen comme il y a trente ans, mon coeur saute d'impatience et pourtant
j'ai le spleen à l'âme.
Aberdeen a changé. Les restaurants multicolores sont toujours là, à quelques distances
des quais, noyés dans une explosion de bâtiments insipides qui voilent à jamais les
contours sinueux des hautes falaises. J'ai bien reconnu les pontons flottants, celui du Sea
Palace puis celui du Tai Pak, les magnifiques jonques d'alors avec leurs grandes voiles
rouges ont disparu de la rade; les Tankas, ces mystérieux "boat people" couvrent
toujours les plans d'eau dans leurs jonques immobiles, garées à l'écart des lumineux
restaurants flottants.