J'avais l'angoisse dans l'âme ce soir-là. Un tram lumineux m'emmenait lentement vers
Aberdeen. Tout le long de Connought Road les calligraphies chinoises défilaient
inlassablement accrochées aux façades le long des trottoirs en arcades. La ville
disparaissait lentement, nous longions maintenant le Sulphur Channel sur Des Voeux
Road pendant un long moment contournant les falaises du Mont Davis et de Pok Fu Lam,
puis nous atteignions le bout de la ligne du tramway sur les quais d'Aberdeen.
Je n'ai pas cessé de penser à SuYen durant ce trajet. J'avais été frappé par la beauté de SuYen et l'inexplicable expression de ses yeux. J'étais envahi d'un malaise indéfinissable.
Ce n'était pas physique, j'avais plutôt mal à l'âme. J'étais euphorique à l'idée de revoir SuYen et je sentais une certaine passion incontrôlable à l'idée d'être près d'elle, de subir le
charme de ses yeux, de la toucher peut-être. Et pourtant j'en étais sur, ce sentiment
n'était pas d'ordre sexuel. Je n'avais pas l'impression de me rendre à un rendez-vous galant.
J'avais un sentiment d'excitation mêlé d'une certaine crainte, une espèce d'euphorie
précédant l'accomplissement d'un grand exploit, d'un rituel initiatique ou le viol d'un tabou. C'était
cela, je crois, comme si j'allais assister à un rituel jusque là inconnu de moi. Et je revoyais
inlassablement ces étranges talismans qui m'avaient sidéré sur le parvis du temple Wong Tai Sin, les yeux mystérieusement bridés de SuYen. J'avais l'impression de rêver,
voyageur d'Amérique égaré par hasard aux confins de l'Asie, et qui s'apprêtait à pénétrer
certains des mystères de l'Orient.
J'arpentais indécis les abords des quais. Je m'approchais craintif des pontons lumineux
qui servaient de tête de pont aux majestueux restaurants flottants qui
brillaient de tous leurs feux dans les eaux légèrement agitées du bras de mer. Les wallas-
wallas, ces taxis nautiques avec leurs étranges parasols en bambous recourbés
s'agglutinaient autour des pontons. Je n'osais encore entreprendre la traversée
vers le Tai Pak dont je voyais clairement l'enseigne lumineuse se découper sur le sombre
fond de scène que formaient les sinistres falaises de Apleichau Island et les maisons de
fortune jetées là pêle-mêle et qui descendaient en cascade vers la mer.
J'imaginais voir apparaître SuYen dans son cheongsam tout blanc. N'était-ce qu'une
illusion, alors que cette scène aurait du me paraître incongrue et peu appropriée, je
n'osais imaginer qu'il ne pouvait en être autrement, j'attendais anxieux le moment où elle
paraîtrait devant moi. Mon coeur battait d'impatience je le sentais, j'allais vivre un moment
de complète transcendance.
J'étais là depuis un bon moment, je m'approchais des sampans et des jonques amarrées
sur les quais. Les chinois attendaient impassibles sur leurs gréements immobiles. Je
devenais impatient. La nuit approchait, j'étais angoissé. Ce rendez-vous n'était-il qu'une
illusion, comment me ferait-elle signe, ou devais-je la rencontrer là-bas sur les ponts
animés du Tai Pak.
Je circulais autour des quais silencieux. Je m'arrêtais à chacun des sampans amarrés
cherchant un signe de la présence de SuYen. J'avais beaucoup de peine à percer la
frontière culturelle qui m'aurait permis de dialoguer avec les sampanières. Comment
pourrais-je dans ces circonstances résoudre le mystère de SuYen?
- "Ni hao!"
Les mots furent prononcés discrètement comme un souffle, je cherchais d'où
ils pouvaient venir.
J'avais repéré avec peine une vieille batelière qui me faisait des signes répétant à
plusieurs reprises l'interpellation:
- "Ni hao, Ni hao, Ni hao!",
Je m'approchai.
Je l'entendais prononcer le doux nom de SuYen.
- "SuYen?".
Les ombres des sampans se profilaient sinistres sur les eaux sombres de la mer de
Chine; des sons assourdis se répercutaient dans la rade; je m'approchai anxieux d'une
jonque qui tanguait légèrement sur l'eau, la batelière était là, immobile, silencieuse,
hermétique; mon coeur fit un bon, une étrange excitation s'était emparée de moi. En
montant sur le pont de la jonque, un persistant frisson faisait vibrer mes chairs, j'allais
enfin percer le délicieux mystère de SuYen.
Imperturbable et distante, la batelière libérait les amarres qui retenaient l'inconfortable
jonque aux quais, tout en m'indiquant d'une main ouverte, l'avant du navire.
Je m'avançai vers l'endroit indiqué. Il y avait une petite porte qui menait aux cales sous
le pont du navire. J'ouvris la porte avec hésitation, c'était une petite pièce sombre et
inquiétante, des objets hétéroclites, des restes de nourritures jonchaient les meubles et
planchers. J'aperçus au bout de la pièce et en contrebas de celle-ci, une étrange lumière
qui filtrait à travers les persiennes d'une porte diminutive. L'inquiétude me gagna, je
n'avais pas imaginé une rencontre avec la belle et mystérieuse SuYen dans un endroit
aussi sordide. Je n'étais plus certain qu'il s'agissait de cela, les mystères de l'Orient
achevaient de me traumatiser.
Mon coeur battait. Je ressentais une sorte d'angoisse, une crainte indéfinissable, mais
une pulsion me poussait vers l'aventure. Je ne savais plus si j'allais à la rencontre de
SuYen ou si j'étais victime d'une étrange conspiration asiatique, dans les méandres de la Triade, la
pègre chinoise.
J'ouvris la porte avec prudence. Une étrange lumière blanche ma frappa au visage. La
pièce était basse, de sorte qu'il me fallait m'y déplacer sur mes genoux. Je n'apercevais
au premier abord rien de précis, l'étrange lumière blanche enveloppait les objets d'un
halo qui leur donnait un contour imprécis. Je me glissai doucement à l'intérieur de la
pièce en me déplaçant lentement et en tentant d'habituer mes yeux à cette étrange lueur.
Les détails de la pièce se précisaient.
Il n'y avait pas de meubles. J'apercevais quelques caisses empilées, des objets
disséminés ici et là puis dans un coin de la pièce, un petit autel rouge et or dédié je crois
à Tien-Hau la déesse de la mer où brûlaient des bougies qui projetaient des ombres
mystérieuses sur les objets, sur une forme humaine d'une totale blancheur, dépouillée de
tout vêtement, étendue nonchalamment à même les planches rustres du plancher et qui
se confondait étrangement à la lumière ambiante.
Je m'approchai discrètement, craintivement, j'aperçus SuYen, elle me fixait de ses yeux perçants;
elle était immobile, impassible, comme une offrande à une insatiable déité.
Je m'approchai jusqu'à la toucher. Ses grands yeux étaient empreints d'une
certaine tristesse, son regard sur moi était comme celui d'une chatte.
Sans me quitter des yeux, elle glissa lentement le long de mon corps, dégageant les
encombrants tissus qui m'emprisonnaient jusque là; avec des gestes d'une extrême
lenteur elle touchait mes chairs de ses doigts délicats qui glissaient sur ma peau avec
précision faisant vibrer tous mes sens. Avec une délicatesse indescriptible, elle semblait
les préparer ainsi à un cérémonial inexplicable. Lorsque je fus totalement nu, elle me
renversa délicatement sur le sol et lentement, avec une maîtrise insoupçonnée, elle
entreprit d'explorer toutes les parcelles de mon corps se servant pour cela de ses doigts,
de ses lèvres, de sa langue, de ses dents. Dans une succession d'étapes, elle explorait ainsi toutes les
cellules de mon corps, les aspérités de mon visage, mordillant, léchant, aspirant mon nez, mes paupières,
ma langue, croquant mes chairs, mon thorax, titillant mes fragiles papilles, faisant glisser son corps sur mon corps,
aspergeant mon plexus solaire d'une salive onctueuse, faisant frissonner mes
chairs, et gonfler mon sexe qui allait se buter provoquant et hautain sur son corps, sur toutes les
parcelles de son corps, son corps élastique qui se lovait avec dextérité en une lente translation vers le bas.
Tout le temps de ce voyage initiatique, ses étranges yeux bridés n'avaient pas quitté mes
yeux les fixant avec une insistante provocation. Je la voyais lentement disparaître sous
ses cheveux noirs qui s'accrochaient comme des larves à mes chairs humectées, glissant
lentement, inexorablement vers mon sexe rigide et combatif comme un serpent venimeux.
Elle s'empara doucement de mon sexe et le glissa calmement dans sa bouche, le
manipulant d'un mouvement de va-et-vient lent et régulier, ses yeux toujours fixés à mes
yeux, elle attendait avec grâce et détermination l'expulsion subite du venin dans sa
bouche largement gonflée d'air.
Cela se produisit subitement. Une indescriptible euphorie
s'était emparée de moi. J'avais perdu le sens des lieux, de la situation, mon corps
explosait comme le mont Taichan et se vidait de ses laves chaudes et visqueuses, les cris qui sortaient de mon thorax emplissaient l'espace et se
réverbéraient sur mes fragiles tympans. Cela dura une éternité, je sentais toujours la
douce chaleur de sa bouche maintenant immobile qui couvait mon sexe en plein
débordement, les yeux de SuYen disparaissaient sous mes yeux, je
m'endormais calmement dans une inexplicable agonie, j'allais je le sentais succomber
avec bonheur à la torpeur d'où je n'espérais plus renaître.
Une voix stridente me tira de mon demi-sommeil. C'était la batelière. Elle était
anormalement animée. La jonque avait touché je l'avais senti, quelque débarcadère, il me
fallait sortir. Je cherchais autour de moi, dans la pièce maintenant assombrie, SuYen
avait disparu.
Je sortis du tréfonds du bateau, cherchant un point de repère, la jonque était amarrée au
Tai Pak. Un majordome en livrée attendait imperturbable. Il m'aborda dès qu'il me vit
sortir du navire.
- "We expect you for the meal, Sir."
L'on m'installa à une table discrètement retirée au fond de l'immense salle du deuxième
étage du majestueux restaurant flottant. Il y avait deux couverts, j'attendais SuYen avec
une impatience non dissimulée et je n'hésitais pas à requérir sa présence auprès du Boy
préposé à ma table.
-"Be patient Sir, it won't be long."
J'étais réconforté. Les lumières d'Aberdeen brillaient tout près, la nuit s'annonçait
magnifique, j'entrevoyais des heures délicieuses avec SuYen dont le mystère
s'estompait peu à peu.
L'attente se faisait plus insistante. Je m'inquiétais auprès du Boy de l'absence de Su
Yen. Après de longs conciliabules avec un mystérieux personnage qui logeait quelque
part derrière de délicats paravents, il m'invita à manger en m'expliquant que SuYen
serait là à la fin du repas. Je dégustais un à un les Dim Song offerts dans les carrosses
qui parcouraient systématiquement les allées. Je n'avais plus d'appétit, je souffrais de
l'absence de SuYen.
A la fin du repas, l'atmosphère s'anima. Les clients semblaient plus volubiles, la nuit était
maintenant bien engagée, on m'annonça discrètement l'arrivée de SuYen.
Il y avait un attroupement de majordomes et de boys; un homme élégant, vêtu d'un
étrange costume chinois, digne et hautain, s'avança et déposa devant moi une
impressionnante assiette recouverte d'une cloche en étain fraîchement astiquée.
Les yeux de l'assistance étaient figés dans ma direction, le silence se fit et j'entendis ces
simples mots de la bouche du mystérieux personnage:
- "my daughter, SuYen."
Je regardai tout autour je ne voyais pas SuYen, je m'inquiétais. J'avais devant moi
son père, imperturbable, qui semblait me l'offrir sur un plateau d'argent. Je soulevai la
cloche avec une certaine inquiétude.
Un cri d'horreur sortit de ma bouche. Je me levai brusquement renversant la table et son
contenu. L'assistance resta figée de surprise. Je dévalai les escaliers comme un
déchaîné, je m'engouffrai dans un sampan amarré au Tai Pak, regagnai Aberdeen,
puis Victoria et enfin le paquebot de la Compagnie Maritime Française et restai là
prostré, hagard durant le reste du voyage vers le Japon.
Marie, la jeune française qui faisait partie du groupe de voyageurs embarqués avec moi à
Bangkok et qui n'avait cessé de me faire la cour s'était approchée discrètement de moi.
Flairant mon profond malaise, elle avait entrepris de m'arracher petit à petit le récit de
mon aventure à Hong Kong.
- "Mais qu'y avait-il dans l'assiette pour te perturber à ce point?" Demanda t'elle.
Et j'entreprit de lui décrire le contenu de l'assiette:
- ".....arrosé d'un mystérieux liquide blanchâtre, il y avait les yeux extasiés de SuYen."