soliloques
peinture hindoue
confessions




Dans la série soliloques confessions d'un homme de maux.

les.mains de.Mona Lisa

RETOUR AU CHOIX DES ESCALES



XIV

Je suis descendu chez Maxime.
Maxime, c'est un restaurant.
Ce n'est pas un personnage, je ne connais pas les personnages
ou du moins, je ne leur parle pas.
Ils ont des visages, des visages attablés toujours au même endroit;
je connais leurs visages, c'est tout, et je sais qu'ils seront toujours là, lorsque j'y serai moi-même.
Un porto, c'est pour le père Alexandre. Comment je sais son nom?
Un jour, j'ai su prononcer son nom dans ma tête.
Comment c'est venu? je ne sais plus.
Un porto...je n'ai jamais bu cette liqueur.
Je le regarde l'enfiler, il doit l'aimer, il en demande à nouveau.
Ma liqueur à moi, c'est le rye, et je ne pourrais pas dire
pourquoi c'est le rye.
Un jour, j'ai commandé du rye, et depuis je n'ai jamais cessé
de commander du rye.
Je crois que c'est plutôt une habitude. Une habitude prise à l'armée. Le père Alexandre n'a jamais bu autre chose que du porto,
j'en suis convaincu.
Il est né pour le porto, il mourra en buvant du porto.
Moi, je voudrais bien changer, mais je sais que ça ne servirait à rien.
Je boirai toujours du rye.

Il n'arrive jamais rien chez Maxime.
C'est un trou bien discret; peut-être un peu trop discret.
Les aventures sont derrière les visages.
On sait que Mireille fera son tour vers les dix heures;
elle ira coucher ensuite avec quelqu'un, jamais le même homme, ça, c'est marqué, c'est marqué sur sa robe, c'est marqué sur ses gestes, c'est marqué sur ses lèvres et ses yeux qui font des tours.
Un jour, pas toujours, un inconnu entre et regarde.
Il est nouveau.
Il ressort très vite et je sais qu'en même temps, Mireille à disparu.
C'est là-haut, dans un troisième, un numéro de porte
qui est peut-être pareil au mien, c'est là-haut qu'il y aura une aventure insignifiante. Mireille, je ne la reverrai plus du soir.
Quand le père Isidore entre la tête basse, on sait qu'il a lutté,
et le malheur c'est qu'il est toujours vaincu. Il descend chez Maxime, et sa femme n'est pas longue à l'y attraper. Il la suit, docile, sans discours, comme un chien battu. C'est marqué sur leurs fronts qu'ils se sont battus.
Maxime, je me suis longtemps demandé qui était Maxime. Et je sais
que je sortirai aujourd'hui sans avoir su qui était Maxime.
Maxime, c'est un nom d'homme, du moins je crois. Pourtant,
derrière le comptoir, je n'ai jamais vu d'homme. C'est une femme, une femme grosse, elle bave un sourire au coin des lèvres; elle se croit heureuse.
Mais Maxime n'est pas son nom...est-ce un nom d'homme ou ce nom
d'homme est-il le nom de la grosse dame? Je ne sais pas.
Je ne le saurai jamais.
C'est sans importance.
Moi, je porte un nom, et je ne sais pas pourquoi. Tous les hommes
portent un nom, et ils ne savent pas pourquoi.



XV
Ici, je devrais m'arrêter de penser.
Il n'y a vraiment pas de raison de penser.
J'aperçois le professeur dans un coin retiré du parc
où il s'absorbe comme toujours. J'espère qu'il ne me verra pas. Chaque fois qu'il me voit, il me fait des signes, il a l'air intéressé, il sourit, lui qui sourit peu. J'ai l'air de l'amuser ou de l'intéresser.
C'est arrivé, la première fois, il y a un moi, dans ce parc,
sur le même banc j'étais assis et il couvait le même coin d'ombre. J'avais un livre ouvert devant mes yeux, que je ne lisais pas; il a paru content que je lise, il y a si peu de gens qui lisent. Il n'a certes pas remarqué le titre, de si loin en plus d'être apparemment myope. D'ailleurs je n'ai jamais remarqué moi-même le titre de ce livre.
J'essayais de faire quelque chose tout simplement. Sans ne jamais
y réussir comme maintenant d'ailleurs. Ma tête était dans le vide.
Penser!...je pense...sans raison.
Et surtout des choses...que je ne comprends pas.
Il m'a vu.
Il me semble que le soleil a baissé, qu'il fait un peu plus froid.
C'est la brise dans mes narines et sous mes culottes.
Elle me donne envie de me retirer.

Le professeur m'a vu.
Il a retiré son chapeau, il est poli.
J'ai vraiment envie de pisser maintenant.
Le professeur est toujours là qui me regarde...qui me sourît,
j'essaie moi-même...une grimace qui plisse mes joues.
Comment faire pour sourire, quand on n'a pas idée?
J'aimerais courir aux latrines, mais il y a le professeur
qui jette des coups d'oeil sur moi.
C'est de la maladie un professeur d'école. Je ne les ai jamais aimés,
mais ils méritent plus qu'ils ne reçoivent.
Ce serait regrettable et choquant d'aller pisser pendant qu'il jouit
à me regarder.
Quand j'étais élève, je l'aurais trouvé idiot. Maintenant c'est moi
qui suis idiot.
Lui, il est là, c'est tout.
Comme les arbres, immobile et maître...de moi, ou de ce qu'il croit
en moi.
Quand je me suis penché pour ramasser mon livre, il y avait
un grand corps maigre qui se levait d'un coin d'ombre:.........le professeur.
La première fois que je le voyais debout. Il était âgé, la tête basse
d'homme fatigué. Un personnage à faire rire bien des étudiants.
Je le plains d'être encore dans l'enseignement.
Pourquoi ne garde-t-il pas ce qu'il sait pour lui, pour lui seul?
les autres ne veulent pas apprendre ce que vous savez, ils s'en moquent, ils vous rient au nez.
Le professeur, il a beaucoup plus de chance avec la nature,
les arbres, l'eau et l'espace, il bouge les lèvres quand il est seul et je sens qu'il parle à quelqu'un.
A lui-même?...c'est qu'il a découvert une façon d'être entendu.
Si j'essayais aussi de me parler! non.
Maintenant il est devant moi.
- Je sais que vous êtes intelligent, a-t-il dit.
C'est lui qui a parlé. Il y a des gens intelligents?...il n'est plus
dans l'enseignement, c'est marqué. Je n'ai jamais su ce qu'était l'intelligence moi.
- "Vous êtes intelligent" a-t'il dit.
Maintenant il est sérieux.
C'était une manière d'entrée en matière. Il croyait me faire plaisir.
Maintenant il me fait plaisir en ne sachant pas ce que c'est
que de faire plaisir.
Il s'assoit; je sens qu'il restera longtemps.
Mon envie de pisser me fait serrer les genoux.
J'ai bien peur qu'il soit sérieux.
J'ai bien peur qu'il se mette à parler.



XVI
Je me suis tassé dans mon lit.
J'avais froid.
Il faisait cauchemar dans ma tête, et je n'arrivais pas à m'endormir.
Rien à faire, tourner.
Je ramassais mes couvertures sur le plancher et j'essayais encore.
Puis le son du cadran est entré dans ma tête. Je sentais qu'il était
tout entier dans ma tête.
Le cadran.
Pourquoi devais-je l'entendre maintenant que j'y pense.
Avant que je songe au cadran, il ne me dérangeait pas. Il a fallu
que j'y pense. Il a fallu que je pense au cadran pour qu'il commence à sauter dans ma tête.
Et maintenant, comment m'en défaire?...
Puis je sens la porte qui bat au vent, ce sera comme le cadran.
Et des idées, comme le cadran. Et plus la nuit avance, plus de choses et d'idées nouvelles qui me hantent et m'empêchent de dormir.
J'en ai marre.
Je tourne.
J'ai des cauchemars.
Je vois la journée d'hier, celle de demain que je connais déjà.
Puis je ne dors toujours pas.
Le malaise d'un homme qui ne se décide jamais à sauter le pont.
Vivre...l'insomnie...quelle différence?



XVII
Un carton froissé derrière un meuble, un carton déjà jauni
qui porte la plume d'un ministre et d'un gouverneur.
Il y a là des belles écritures toutes pleines de fions et de phrases
non moins éloquentes.
"To our trusty and beloved...moi, we reposing trust and confidence
in your Loyalty, courage and good conduct, etc."
Laissez-moi rêver.
Me revoilà dans la ... douce armée.
J'ai bien grandi depuis.
Je réfléchis.
Je doute d'avoir respecté cette confiance, et d'ailleurs, je m'en fous.
J'ai des pipes de Lieutenant qui traînent dans quelque tiroir,
je ne sais plus lequel, j'espère ne plus être dans l'armée.
J'ai pensé en approchant la flamme du précieux carton,
qu'on m'avait botté le cul et totalement dérationalisé en vue de l'obtention de ce précieux butin qui prouve ma loyauté en une lointaine majesté.
On a bien essayé de me souffler au ventre, du courage
et de la loyauté.
On s'y est mal pris.
On n'a réussi qu'à me dégonfler.
Du courage, j'en aurais besoin, mais c'est une chose impossible ici.
De la loyauté, et pour qui?
Je suis seul et je ne crois pas en la fraternité, je ne crois pas
en l'amitié, je ne crois pas aux autres.
Les cochons.
Ils me tueront la raison.
J'aurais préféré ne pas exister.
Je voudrais ne plus penser à toutes ces choses, les choses
qui me poussent au bout du crâne comme des champignons. J'ai un mal de tête énorme et je ne dors plus.



XVIII
Je fais des tours chez Maxime.
Je reviens et rien n'est changé.
J'ai de nouvelles choses au bout du crâne, dans mon mal de tête
encore. J'ai un bout de crayon, là, qui ne marche plus, qui me fait l'effet d'un poignard. Il y a du sang au bout, une image de sang et puis...dormir. Le crayon...dormir...du sang...dormir. Ne plus avoir d'idées...ne plus avoir de crâne pour les contenir...dormir... Je voudrais m'arracher tout ce qui bouge derrière cette tête maudite, cette tête qui dégueule, cette tête en ébullition, j'en peux réellement plus, j'en ai marre. Qu'on me chante ma dernière souffrance mais de grâce, qu'on me laisse, qu'on me laisse...la paix...la paix!
C'est bien ça l'humanité, être seul au milieu de l'existence;
et c'est encore l'humanité que de souffrir l'existence de ceux qui existent autour de vous.
Qui nous a inventé, qui m'a poussé dans ce bled, ce vaurien
qui n'a pas pensé une minute ce que serait ma souffrance?... ma souffrance d'endurer les autres et de ne pas les voir.
Qu'on me balance, qu'on fasse quelque chose, qu'on décide
pour moi, je pourrais ne plus savoir où aller.



XIX
Je suis entré, somnanbule, dans cette chambre.
Somnanbule et ne sachant qu'y faire.
C'est toute ma vie que de ne pas savoir quoi faire.
Qu'on me donne une définition de ma vie...et je saurai pourquoi...
pourquoi je suis dans cette chambre... pourquoi il y a une fille dans mes bras...pourquoi je pense à toute autre chose en la serrant dans mes bras.
Je ne crois pas aux romans d'amour.
L'amour c'est une maladie...pour moi l'amour, ce sont des gestes,
de l'automatisme.
Le monsieur qui lève son chapeau pour saluer, c'est un automatiste.
L'automatisme c'est une maladie.
En somme, nous sommes tous des malades.
Je couche avec les filles parce que je suis malade, mais
si je ne couchais pas avec les filles je serais malade aussi; la maladie n'est pas de ne pas faire les choses...ce n'est pas de faire les choses...la maladie, c'est d'être ici...d'être sujet aux choses.
Il n'y a plus de lumière.
Moi j'aime voir ce que je touche.
Je touche sa chair...c'est moite c'est froid...quelquefois c'est poilu...
et je sens aussi que c'est sale par moments. J'ai les mains partout à la fois, je suis vorace...pourtant je ne ressens encore rien. Plus loin, il y a un moment de frisson, une grande tension, puis une détente, un relâchement le corps se vide...la tête aussi...plus d'idées...un coeur rapide...puis rien...vous vous affaissez et dormez.
C'est peut-être ça mourir.
Le lendemain sur le trottoir, les mêmes gens, les mêmes habitudes
et les mêmes tics attachés à chacun des personnages du drame.
La fille passe sans qu'elle vous reconnaisse.
Vous êtes sûrement perdu.
Vous vous en balancez sûrement.
Oui, je m'en balance.
Je suis encore perdu.
Je voudrais bien dégueuler tout ça.



XX
Je n'ai pas ouvert ma porte depuis longtemps.
Je ne suis pas sorti.
Il y avait trop de soleil...trop de lumière...trop de joie dans les visages.
Je suis resté dans mon trou. J'avais peur d'attraper la joie de vivre.
Je suis resté dans mon trou noir.
On n'a pas fait de cas de moi.
Le soleil, lui non plus.
On a dû profiter du soleil...comme toujours. On a dû s'amuser...
puis, tout s'est arrêté. Plus rien...tout, finit par s'arrêter. Le soleil s'est arrêté, droit au ciel. Il y a eu des nuages sur son front vieilli...des nuages sur tous les fronts, on s'est laissé rouler...par le soleil et l'illusion d'avoir du plaisir...aujourd'hui il n'y a plus de tout ça.
Et je suis toujours dans mon trou noir.
Quelle différence!
J'aurais pu me risquer le long de l'escalier et jeter un oeil au soleil.
Il y avait des images qui hantaient ma tête, des aventures
toutes nouvelles, il y avait des filles nouvelles, un paysage que je n'avais jamais vu et ce soleil, ce soleil qui n'avait jamais brûlé de cette façon auparavant.
Mais je pensais à toutes ces choses et je pensais aussi,
que l'escalier pourrait faire entendre le même son qui craque, au même endroit toujours.
Je n'ai pas risqué mon oeil au soleil, de peur de le retrouver pareil
à celui d'hier.



XXI
Un désir intense de fermer les rideaux, pour toujours, rester là,
toujours, derrière l'opacité d'un rideau clos sur la pâleur du jour.
Essayer de dormir, ou du moins, attendre.
Attendre sans rien faire, derrière le monde, derrière l'univers.
Dehors, il n'y a plus que ces gens dans la rue, traînant
leurs culottes basses sous les poussières d'uranium; et des chefs qui tournoient dans les remous de pétrole.
Les balles ne fabriquent pas encore la guerre mais
les usines fabriquent des balles.
On peut encore attendre.
On ne sortira pas de cet enfer-là sans entrer dans un autre enfer.
On nous a plantés là, dans la tristesse perpendiculaire de la vie,
au milieu de l'acier des coeurs et vous devez rester éveillés, jusqu'à la fin, jusqu'à la fin de votre propre usine, à baisser les yeux sur ce qui ne vous plaît pas et à baisser les yeux sur ce qui pourrait vous plaire.



XXII
Des nuits, j'essayais de dormir.
Des nuits qui ne faisaient que prolonger mon éternité.
Il me fallait rester debout pour rêver, puis me jeter
au bas de l'escalier, dans l'atmosphère glacée du dehors, mon biscuit du midi sous le bras, baisant la couverture d'un bouquin, qui avait baillé son rêve toute une nuit, à la première page.
Et la demi-heure qui suivait, je me balançais au tuyau nickelé
qui ceinturait le plafond de l'autobus, le nez sur la lignée de réclames de carton, je trouvais plus amusant de voir défiler les réclames que chatouiller le regard plein de sommeil et d'acier des voyageurs aux banquettes.
Il me semblait que je gardais à la mâchoire, cette dilatation verticale
que je réprimais de force, en clignant des yeux.
Descendu à l'école, j'aurais cette même insouciance,
cette même lassitude.
Avoir vu ce monde matinal d'autobus; j'en voyais tous les matins
et je m'en lassais.
J'étais de ceux-là.
De ces regards qui ne disent rien.
Ces filles qui auraient pu être jolies, déguisées d'un cosmétique
trop vite appliqué.
Elles ne vous disaient rien.

Tous ces messieurs biens, le nez dans un journal roulé,
qu'ils tenaient d'une main en essayant, de l'autre, de vaincre l'attraction qui les bousculait vers l'avant, à chaque secousse de l'autobus.
Ces messieurs biens qui se gavaient des fadaises politiques
ou qui jubilaient à la vue d'un pointage favorable en faveur de leur équipe sportive de choix, pointage qu'ils connaissaient d'ailleurs depuis la veille.
Et ces vieilles dames ridées, sorties de toutes les frontières d'Europe
dont le jargon piquait aux oreilles quelquefois, réveillaient l'atmosphère d'immersion qui entourait les voyageurs.
Et aux arrêts, ces soubresauts de voix, qui annonçaient
en langages de réveille-matin, des noms de rues: Saint-Denis (Saint Déniss), Rachel (Rétchel)
Que l'on traduisait en Anglais, essayant d'apporter une différence
à ces mots trop français pour pouvoir s'exprimer en une autre langue que le français.
Je devais labourer mon passage jusqu'à la queue du véhicule,
non sans quelques impolitesses ou accolades non familières et souvent désagréables.

Puis on me jetait dans la rue Sherbrooke, avec une bouffée d'air frais,
un peu de paix, mais pas plus gai, et toujours dans le même paysage, celui d'hier, celui de toutes les années.
La classe était petite, un peu écrasée sur le dos
d'une cinquantaine d'élèves, trop énervés pour avoir l'air d'être adultes.
Pourtant ils avaient vingt ans...
Un professeur changeait à toutes les heures, et l'atmosphère
de la classe se renouvelait ainsi à toutes ces mêmes heures, selon le caractère ou la capacité d'entendement de l'un ou l'autre des membres du corps professoral.
On perdait son temps, là, derrière une courte rangée
de fenêtres hautes, sans soleil, écrasés les uns contre les autres, respirant l'haleine des autres et dormant du sommeil des autres.
Le temps succédant à la rentrée d'un professeur se passait
à compter les minutes interminables qui nous éloignaient de la sortie.

Les seules activités étaient d'ouvrir le couvercle du bureau,
en sortir un bouquin vieillot, et l'ouvrir à une page dont on n'avait pas gardé la marque, et qui baillait ainsi tout un temps sans qu'on sache qu'il était là, ouvert à quelque utilité.
Puis, refermer le livre, au bout d'une heure à voir défiler
les signes blancs sur la nuit du tableau, les yeux presque fermés, ou quelques fois trop éveillés pour bien saisir de cette science.
Ensuite, sortir, fumer, revenir, ressortir et fumer encore,
descendre l'interminable escalier branlant, et se laisser glisser nonchalamment jusqu'à la fin du jour, jusqu'à la fin d'un autre jour, espérant la fin de tous ces jours, pareils et monotones.



XXIII
J'ai fermé ma fenêtre pour l'hiver.
Il fera froid.
Je sens déjà qu'il fera très froid et je serai seul derrière ma fenêtre,
tout un hiver.
Très froid, très longtemps.
Je voudrais avoir l'espace pour courir entre ces quatre murs blancs,
je suis immobile et gris.
Je sens que je prendrai la forme de l'hiver.
Si les gens avec qui l'on vit avaient une idée vague
de ce que l'on devient entre la solitude et les murs d'une chambre où l'on dort, si les gens savaient, ils vous tireraient de cet enfer et vous garderaient avec eux, si les gens savaient, ils vous retiendraient, ils vous amuseraient, ils vous aimeraient, mais les gens ne savent pas, ils ne savent pas la solitude qui se vit entre les murs clos d'une chambre, ils ne veulent pas savoir.
Ils vous ont vu au travail, ils vous ont vu dans la rue, ils vous ont vu
avec le sourire, avec le soleil, avec la tristesse et la pluie, ils vous connaissent au niveau de la physionomie et c'est tout, cela leur suffit.
Mais c'est au niveau de la physionomie que l'on ment le plus;
derrière une physionomie, il y a tout un mensonge; si jamais quelqu'un découvre ce qu'il y a derrière moi, derrière ma physionomie, j'aimerai cette personne plus que moi-même, je serai peut-être guéri de moi-même.



XXIV
Il pleut, je suis seul, je viens d'avoir une soirée merveilleuse
et pourtant, c'est fini, bien fini.
Il pleut, les mêmes cauchemars me reviennent, ma solitude,
mes rêves somptueux, et ce devra être ainsi longtemps, très longtemps.
Je vois des lumières, des feux d'autos qui flamboient sur la chaussée
trempée, toute cette lumière inutile; pourquoi troubler la nuit et ces sourires sur les lèvres des enfants le jour, et tous ces rires, toutes ces danses, toutes ces soûleries, tout ça, pourquoi, puisque c'est triste ici?
C'est triste ici, cette foule à la sortie des cinémas, et qui revêt
quelque voile lassé dans les yeux; elle vient d'éclater à la comédie, ce jeu de cirque merveilleux; elle est bien finie, cette pirouette du clown, d'il y a un instant, ce baiser du soleil d'hier, tout ça bien fini.

À quoi sert-il d'être joyeux puisque la joie finit bien vite?
Il vaut mieux sans doute retourner à mes rêves somptueux,
à ma solitude, à mes cauchemars, à cette pluie qui tombe lente sur mon cerveau d'ombres.
Il vaut mieux être triste pour rien, toujours, que d'être triste
longtemps, d'avoir été heureux un instant.
Je m'entoure de gens étranges: des gens qui rient, des gens qui
s'enlacent, des gens qui sourient, des gens qui s'embrassent, des gens qui prient.
Je m'entoure d'une scène étrange, remplie de mannequins qui
me font un effet surréaliste, à physionomies disproportionnées, aux couleurs trop fortes.
Mais je rêve par-dessus ça, d'un visage abstrait, très lointain,
sans expression, à des cheveux épars et à un front haut, lisse et blanc, à des yeux hagards, à des lèvres absentes de sourires, un visage qui ne regarde rien.
Ces mannequins qui rient, qui prient, qui sourient, qui chantent,
qui dansent et s'enlacent, me font un effet très impressionniste.


Marco Polo ou le voyage imaginaire (Mémoires d'un homme de maux, 1956) © 1996 Jean-Pierre Lapointe

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