'ai l'impression d'enterrer simplement un ancien roman d'amour,
et je me demande si ne je suis pas là, temporairement, que pour stimuler cet amour qui existe pour un autre.
Il est pourtant difficile d'imaginer, chez une femme, de se laisser
embrasser tout en rêvant ou espérant que c'est un autre qui le fait.
L'affirmation peut être tolérable en parlant de l'homme.
Ces considérations viennent de la preuve, qui m'est apparue, que
cette fille à déjà appartenue à un autre, et un autre d'une toute autre condition; un homme riche, professionnel, d'âge mur, alors que
je suis pauvre, étudiant encore, et un peu jeune.
Cette jeune femme, jolie, riche, libre et nubile ne s'attache
sans doute pas à moi pour moi, puisque le souvenir de l'autre encercle encore son annulaire gauche.
J'ai quand même décidé de la courtiser et puisqu'elle ne refuse pas
l'amour, peut-être un jour sera-t-elle mienne?
Ce jour-là, je ne sais pas si je la choisirai, j'aurai cependant
supplanté l'autre avec des moyens inférieurs et c'est un peu ce que
j'envisage.
La revanche du faible, contre l'homme libre et hautain;
entre tout ça, une victime, Eve...
XXVI
J
e porte un désordre profond au creux de l'âme.
Depuis deux jours je suis le champ de bataille de mes professeurs,
champ de bataille qui me laissera, sans doute, encore plus aigri que jamais.
Je porte intérêt à un tel point, dans mes résultats scolaires,
que j'anticipais le suicide après des insuccès qui n'ont en réalité, qu'une valeur infime sur mon résultat final.
Je me suis toujours montré philosophe devant mes insuccès scolaires,
mais alors, j'avais la conviction de mériter lesdits insuccès.
Cependant, je constate aujourd'hui, que mes professeurs
empiètent un peu, sur mes résultats, dans le but, je crois, de paralyser mes petites rébellions existentielles.
Et c'est un droit que je leur refuse.
Dans une guerre juste, le fer par le fer.
D'un autre côté, je trouve très mal partagé, le choix du sort,
qui me réserve une si basse appréciation alors que je suis érudit de ma matière scolaire; je sors vaincu d'un examen où je suis entré avec une connaissance quasi totale de mon programme.
Je sors vaincu d'un examen que j'ai préparé de longue date
et
consciencieusement.
Je suis un des seuls vaincus à l'examen alors que ceux à qui
j'éclaircissais des points obscurs de la matière, il y a un instant, en ressortent triomphants.
Je trouve donc impossible, que le sort, et le sort seul,
soit la cause de ce décalage, et qu'il y a, outre ceci, une main invisible et
malicieuse qui s'ingénie à me faire la guerre.
Si seulement elle ne m'infligeait que des blessures physiques
et que j'y souffre et crie et que j'y perde tout mon sang jusqu'à en mourir.
Mais non, c'est une guerre morale, une guerre intérieure
où mon âme est seule à crier et où la mort est impossible.
L'existence, cet engagement passif dont on ne peut se libérer.
XXVII
J
e veux parler de mes petites rébellions.
Elles existent et je les seconde, mais je ne suis pas sûr
de leur valeur.
Je veux parler de mes petites rébellions comme tout jeune homme,
sans doute, voudrait parler de ses petites rébellions, mais je sais
qu'elles, comme toutes celles de tout jeune homme, ne sont
qu'aventures impossibles et que seules, les grandes rébellions
auront raison du monde, mais elles ne se font pas seules.
Parmi mes petites rébellions, il y a cette indifférence
que je porte à toute hiérarchie, et je me suis choisi l'une d'elles, parmi toutes les hiérarchies, et c'est la hiérarchie catholique que j'ai depuis longtemps caricaturée à mon esprit.
Il vaudrait dire qu'elle s'est d'elle-même caricaturée à tel point
que je l'ai censurée comme j'ai déjà censuré toutes mes prières enfantines.
J'ai choisi en quelque sorte, l'indépendance religieuse
et c'est devant l'abus de naïveté et l'excessivité dans le puritanisme que j'ai fait ce choix.
D'ailleurs, la non-adaptation de la classe cléricale
aux circonstances actuelles et les moyens qu'elle emploie pour assujettir
l'ignorance dans le cercle mystérieux et moral du culte, m'ont fait opter pour le déisme, pur et simple.
XXVIII
T
u l'auras voulu sans doute.
Pourquoi me regardes-tu ainsi? Et pourquoi toujours me parler
sur ce ton, t'isoler en ma compagnie alors que je suis l'invité de ton frère, non le tien? Pourquoi cette familiarité et ce plaisir à me voir
près de toi? Pourquoi t'ingénier à me faire passer pour ton
amoureux devant l'amant réel qui te courtise tous les soirs? Et
pourquoi avoir laissé ton visage contre le mien, ne t'être pas
dérobée aux pressions de mes mains sur ta taille?
Femme, je te le dis, un jour, j'aurai abusé de l'hospitalité
de ton frère, et c'est toi seule qui en seras l'artisane.
Un jour, je t'embrasserai, et je te dirai ceci, tout simplement:
"il ne m'est plus permis de te revoir".
J'avoue, elle me tourne un peu la tête.
Elle n'est pas jolie, mais elle est plus que jolie,
elle est amusante.
Et je me plais là parce que, moi, je ne suis pas amusant,
je suis morne, isolé, et c'est un déridement complet, un peu d'hilarité que de me retrouver dans cette atmosphère de joie, de plaisir rustre, de
gros rires ou d'isolements heureux sur le piano à quatre mains.
Le père et la mère, ont pour moi confiance absolue.
Jusqu'ici, ils ont toujours eu raison, se fiant à mon âge avancé
sans doute, ils me confiaient cette jeune fille de dix-sept ans, en différentes occasions, et ils pouvaient demeurer tranquilles.
Je n'aurais rien tenté.
Ce que je tenterais aujourd'hui, non, ne serait pas
le produit de mes sentiments seuls, sans le concours des tiens.
Ce que je tenterais, aujourd'hui serait le produit de sentiments
bilatéralement excités, d'une part par ma "protégée temporaire"
et d'autre part, par l'instinct non équivoque de mes sens.
Fille, si tu me harcelles vraiment par plaisir, ou te fous de moi,
ce que ton âge ne refuse pas d'ailleurs, tu n'y gagneras rien, tu n'auras rien d'autre de moi que ce baiser très court, sur deux lèvres tièdes et cet "adieu" qui ne me reverra plus jamais.
Si au contraire, tu cherches à me conquérir, tu désires
te faire aimer pour rendre l'amour réciproque, tu n'auras rien d'autre de moi que
ce baiser très court, sur deux lèvres non encore chaudes et cet
"adieu" que le souvenir effacera sans doute.
XXIX
E
lle m'a enfin donné signe de vie, et je désespérais qu'elle le fasse.
Une fois encore, j'ai observé mon égoïste tradition et
je ne me suis pas astreint à ce jeu ingrat d'aller dénicher ce coeur endormi de
jeune fille.
J'étais heureux, je l'avoue, j'étais heureux qu'elle me tire
de cette solitude où je languis et j'ai pu, à nouveau, goûter au plaisir d'être ensemble, car je l'aime, je ne m'en défends pas.
Je l'aime et je suis assuré qu'elle représente à des yeux impartiaux,
un capital sexuel bien moins alléchant que celui de plusieurs autres amantes, avec lesquelles, je me suis aventuré.
Mais je sens qu'elle m'emprisonne un peu.
Mais est-ce de la sottise?
Sont-elles sottes à tel point de se plier au triste sort de lancer
le premier cri vers l'homme qu'elles désirent?
Et pourtant, cet homme aurait vieilli cent ans avant que de s'affranchir
de cette tâche.
Est-ce bien une politique de ma part ou une fausse pudeur,
ou la timidité devant la crainte d'un refus?
Je dois croire en l'amour de Claude à mon égard.
Je conclus aussi que je l'aime, car j'ai constamment espéré
qu'elle fasse ce premier pas, mais surtout, qu'elle ne sache jamais que je l'ai espéré!
Et maintenant, après avoir renouvelé toutes ces mémoires
de baisers et de caresses et d'enlacements dans un demi-sommeil, il faudra bien que je me remette à l'exil du rêve, incapable de concret derrière la barrière des souvenirs.
Elle m'oubliera dans les bras d'autres et je n'aurai que le plaisir
de me faire croire qu'elle me préfère aux autres.
Il serait normal qu'elle m'aime plus que les autres, elle était
dans mes bras à quinze ans, avant même, qu'elle n'ait connu ce qu'est l'homme.
XXX
O
ui, j'aurais voulu renouer l'intimité que je partageais avec Claude,
pour les quelques jours que je passerai encore ici.
Seul, je suis las, je m'ennuie, je m'essouffle à vivre et
il me faudrait me partager un peu, non pas partager mon ennui, ma lassitude
avec cette enfant, mais lui arracher sa joie de vivre, un peu de
son bonheur, pour moi.
Elle m'attire encore.
Mais je suis trop lâche pour lui faire signe.
Et je suis assuré qu'elle voudra me voir, qu'elle n'attend
qu'un appel.
Alors, ce serait l'éternel recommencement, l'amour doux
jusqu'au matin, et le fastidieux départ, brisant d'émotion, aux promesses rompues,
et puis l'oubli...
Je crois que je tenterai l'expérience de l'oubli.
Je reprendrai ma solitude, moins cruelle que notre solitude partagée.
A moins qu'elle ne me fasse signe...
XXXI
J
'ai refusé bien des fois, changé d'avis avant d'accepter enfin
et de me retrouver, à neuf heures, sur le siège arrière d'une voiture américaine; mon ami fait les présentations des deux charmantes demoiselles, très jolies, avec qui je lie amitié et intimité pour l'une d'elles, Lise.
Ce que j'entrevois, c'est une nouvelle idylle atonale qui finira,
comme à l'usuel en simple queue de poisson...
Est-ce un succès? Je me félicite pourtant d'avoir su charmer Lise
et ce n'est qu'à regret que, très tard, nous avons du reprendre chacun nos directions.
Mon portrait sentimental est bizarre.
Il me sera difficile d'entretenir une seconde fois une jeune fille
que j'apprécie et, avec qui, je souhaite pourtant me lier d'amitié.
Cette barrière qui me sépare de l'autre sexe n'est faite que
de crainte et de non-confiance.
Lise est indifférente à me revoir, elle ne retrouve pas chez-moi,
l'idéal d'homme qu'elle envisage, et sans doute, il me sera refusé de la revoir.
C'est mon champ de vision, envers Lise; c'était mon champ de vision
chez Claude... que j'entretins durant deux ans; à la moindre controverse, elle se devait de refaire elle-même, le joint entre nos amitiés rompues, autrement, nous en serions restés là, je ne
bougeais pas.
Les femmes croient cela de l'indifférence envers elles.
L'indifférence qu'elles croient n'est que gêne et pudeur.
Je dois pourtant parler de Lise et de cette soirée.
Une fille très bien, plus âgée que moi, de peu, corps magnifique,
visage indifférent, qui ne proclame rien dans un sens ou dans l'autre.
Belle? peut-être, pour moi.
J'ai tout de suite excursionné dans ses goûts,
elle s'y prête candidement.
De formation post-universitaire, elle en garde l'âme, c'est peut-être
pour cela qu'en se liant à moi, elle se raccroche à la gent étudiante.
Fille très loquace en ce sens qu'elle répond à toutes nos attitudes
discursives sur des sujets tels que la philosophie, la musique, ou elle n'aime de Bach, que les fugues.
Je me plais à lui prouver que Bach est mon auteur préféré,
et lui souhaite de longues heures sous ses charmes musicaux.
Le théâtre est sa marotte. Elle dit assister à toutes les représentations
théâtrales qui se donnent ici. C'est un goût magnifique et une autre source de rencontre puisque je l'apprécie moi-même, nous irons ensemble.
J'ai dansé ce soir-là, je n'aime pas la danse d'habitude,
j'ai dansé et j'ai aimé la danse, ce soir-là.
J'ai pu me sentir plus près du visage de Lise, parler plus bas, peut-être faire battre son coeur, et vouloir la baiser.
L'aimais-je? Je me demande encore si elle m'aimait, du moins
n'ai-je fait en sorte qu'elle eût pu m'aimer.
XXXII
C
es jeunes filles, à les entendre, sembleraient m'interdire
tout de suite l'accès à leur coeur, elles sont si bonnes, si pures, qu'elles me sont une muraille à conquérir.
Tous ces arguments sur les fréquentations, le flirt, et le degré
de culpabilité de l'un ou de l'autre sexe dans le concubinage, toutes ces dissertations fraîchement dorées des parcimonies de couventines, créent en moi, une sorte de scrupule à vouloir dépasser l'amitié que m'offre, ce soir, cette compagnie restreinte de jeunes filles.
j'ai du me tromper.
L'une d'elles, Claire, s'est sentie attirée vers moi et j'ai cru un instant
qu'elle s'approchait un peu trop.
Plus la jeune fille croit au bien, me dis-je, plus elle s'abandonne
facilement, si ce n'est à l'amant, c'est à l'amour lui-même.
C'est nul doute un triomphe de se faire aimer d'elle car étant
sans défiance, elle est sans force.
Claire ne m'a pas déplu du tout, elle possède les qualités
que je préfère aux jeunes filles, elle est entreprenante et très jeune.
Cependant, elle a une certaine préciosité que j'aurais d'abord
trouvée incongrue sur la personne d'une autre Eve et, sur qui, je
découvre une sorte d'enchantement: ces rappels aux lois d'étiquettes, par exemple, je m'en raffolais.
Elle vous a tenu le bras tout le long du trajet jusqu'à la maison,
elle se serrait contre vous, très amoureusement, et surtout, elle semblait triste que vous la quittiez.
Tout à l'avantage d'une autre rencontre et d'une exploration
plus approfondie de ce type particulier de l'espèce féminine.
Et bien, je suis allé tout au fond, ou à peu près,
de ce type particulier de l'espèce féminine et j'en suis ressorti comme après les vêpres.
Je me doutais un peu de l'inutilité de cette aventure et de son
indifférente conclusion pour moi.
Mais l'homme a la rage d'apprendre ce qui doit le contredire.
Je me suis aventuré dans l'intérêt affectif que Claire a pour moi,
peu longtemps, juste le temps d'apprécier la lenteur qu'il me faudra prendre, à lui faire donner des choses, qu'aujourd'hui, elle se
refuse à me laisser prendre.
Je ne suis pas vaincu.
On ne possède d'une femme que ce qu'on change en elle.
Et si elle vous aime, elle se transforme plus facilement à votre désir.
Je n'ai pas trouvé ses lèvres une seule fois; bizarre qu'elle se
soit détournée quand c'est elle qui met le plus de chaleur à se presser sur moi.
Baiser une joue de femme, cela représentait pour moi, comme un
baiser à une morte.
Si ce n'était que pour lui prouver que je gagnerai ses lèvres
et autre chose aussi, je serai au rendez-vous avec elle, très bientôt:
un autre voyage temporaire dans l'expérimentation
de l'espèce féminine.
XXXIII
C
omme il reste de l'ennui, de l'insatisfaction après
cette soirée mondaine; combien il est désagréable de retomber dans ce lendemain pareil à tous les jours, et d'un éclat si différent de ce rayon de lune très joyeux, qui plongeait la nuit d'hier dans l'exaltation!
Il fait un effet bizarre de retomber dans ces courses longues
en tramway, à l'affût
des grimaces de filles laides, et le ventre d'une femme enceinte que
les voyageurs entassés refoulent vers votre visage, l'haleine d'un
septuagénaire, dans votre dos, tout ça, et le même labeur journalier...
C'est le lendemain d'une autre aventure, à flanc de montagne,
derrière un cheval,
sur un traîneau, dans l'arctique de la saison froide, et de chants, de
cris, de baisers froids et courts, d'entassements, d'enlacements, et de
sourires dans le noir, intimement féminins.
C'est le lendemain de tout ça, au bras d'une fille jeune, jolie,
et qui ne vous
connaît pas ou peu, ces courses scandées de rires et de regards longs
et muets.
Ces arrêts de café chaud devant la féerie des feux de la ville, en bas,
que l'on
regarde d'en haut, bien petits, enlacés comme des "rois" de théâtre.
Et je l'ai menée dans une nuit heureuse, d'une joie bien simple
et juvénile, qui
n'aura de souvenir, peut-être, que pour ce papier.
De moi, elle ne connaîtra rien, d'elle je ne saurai que peu. Qu'importe.
Chez cette fille, j'ai un peu trouvé ce que je n'avais pas chez d'autres,
peut-être un
peu de moi-même, de ce manque de confiance, de ce complexe qui
vous éloigne de l'éclat des fêtes, des attroupements mondains, et
vous fait préférer la solitude et l'ennui.
Il y a un certain avantage aussi, à se sentir heureux, seul,
sans témoins à ce bonheur.
Les témoins de votre joie en précipitent souvent la chute.
Vous ne vous dites presque rien, vous vous comprenez,
les yeux et les mains sont
vos médiums de conversation.
Et si vous dansez, vous êtes seuls et vous existez ainsi,
bien plus pour vous-mêmes
que pour les autres.
C'est ce qu'elle et moi avons compris sans pour cela
s'être connus depuis
longtemps.
Eux, s'ils se plaisent dans la beauté des visages,
dans la perfection d'une danse,
dans l'admiration ou la dépréciation des autres couples, dans les
expériences de conquêtes et des éclats de voix trop bruyants, ils
cherchent encore, ils n'ont pas trouvé...
Mais il y a eu tempête le lendemain de la fête... nos souvenirs
sont encore enfouis
sous la neige.
XXXIV
J
'ai peine à croire qu'il suffise de faire de la peine à une jeune fille
pour qu'elle vous
écrive sur le champ, sous pli recommandé, pour que la missive soit plus
expéditive.
En effet, c'est ce samedi après-midi, hier, que j'ai pu lire ta lettre,
et je crois, elle était
toute fraîchement écrite, comme si les paroles que tu y avais laissées
laissaient transparaître ta hâte à me rejoindre.
Non, elle ne m'a pas déplu comme tu pourrais le croire, et même,
elle me montre un
nouveau visage de toi, un visage qui ne m'est pas familier, et que j'aurais
voulu découvrir à tes côtés.
Une nouvelle Claudette, un peu de "mauvaise humeur",
une Claudette sur l'offensive.
Tu n'as pas dû m'aimer lorsque tu m'as lu; je crois que tu en es
venue d'ailleurs, à ne plus m'aimer, et que ta réponse, n'était qu'un réquisitoire pour sauvegarder l'idéal féminin que tu portes, et que définitivement, tu n'as plus l'intention de signer ces feuilles blanches, à mon attention.
Cela me ferait regretter d'avoir été à ce point indiscret, et je
marcherais bien les trois cent mille qui nous séparent, dans la neige épaisse qui tombe présentement, afin de te faire oublier des idées que je végète en moi, et que j'ai laissé s'évader par inadvertance, et un peu parce que le temps était maussade et que j'étais triste.
Mais je suis peut-être trop souvent triste, et même, je le suis
toujours, dans des
circonstances aussi peu probables que lorsqu'on me voit rire aux éclats.
C'est ainsi, je t'ai parlé de l'inutilité du mariage et il m'aurait
fallu te parler de tout,
de la vie, de tous les menus événements de la vie, tout cela, pour moi,
absurde et inutile.
Pourquoi, par exemple, me trouver ici, en un endroit où je ne désire
pas être,
pourquoi ceci quand, c'est autre chose que je désire?
Pourquoi cette continuelle insatisfaction que nous traînons
tout au long d'une vie,
cette contradiction "ventouse" qui ne nous lâche pas?
Je suis jeune et pourtant, je me sens à bout de souffle.
Tout ce que je fais, c'est comme la marche monotone que je faisais,
jeune, de la maison
à l'Église, cet aller et retour, tous les jours, trois cent soixante cinq jours par année, avec les mêmes visages de magasins, les mêmes défilements d'humains dans la rue, et le même vieillard, sur un pallier d'escalier, crachant son espoir de mourir.
Ici, c'est le tramway, le matin, toujours le même tramway, avec
les mêmes occupants.
XXXV
L
'école et ses habitudes...
Les leçons répétées, et le retour au même numéro de porte,
qu'on n'a même pas encore remplacé, depuis deux ans que je le vois, orphelin d'un de ses chiffres.
C'est monotone et insignifiant, c'est mécanique.
Si je t'ennuie, Claude, ne refuse pas de déchirer ces feuilles
et n'y crois pas, mais dis-moi, avant, comment tu goûtes à la vie, comment tu y es heureuse et pourquoi? Parce que toi, tu es heureuse, je le sens sur ta lettre, tu crois en la vie, tu crois en l'amour, tu crois au mariage, et comment faire?
Est-il possible pour moi, d'imaginer que toi, tes amis, ces garçons
heureux, tout ce monde joyeux, se laisse hilarer par un singe, faisant des grimaces, alors qu'en réalité, il faut piquer le singe pour qu'il consente à faire rigoler les gens.
C'est peut-être ce qu'il faut regarder dans la vie, le singe qui
gesticule et non l'épingle qui le pique, mais moi, je ne vois même pas le singe.
Je regrette de n'être pas là-bas, tout près de tout ce monde
que je regrette, tout près de toi puisque je te regrette; j'oublierais peut-être l'autre monde que je me suis fais en dedans de moi-même, c'est un monde plus compliqué que toute une lignée d'amis encombrants et malséants.
Je regrette de t'avoir déplu.
C'est le mot que tu emploies.
Je ne regretterai pas cependant de t'avoir entendu dire cet autre
mot "je t'aime", cependant que je ne mérite pas que tu l'utilises à mon égard.
J'ai quand même pensé à ta cousine mariée, et ce que tu disais,
je l'admettais aussi puisque j'en connais qui débordent de joie et qui sont dans les pires misères humaines. Seulement, c'est avec d'autres yeux, plus optimistes, qu'ils regardent la vie.
Essaie de regarder une nature immonde avec des lunettes munies de
verres colorés; tu la verras, cette nature, toute rajeunie et rafraîchie.
N'est-ce pas le jeu artificiel de la vie qui enrôle l'humanité
dans la joie.
XXXVI
L
a fatalité a de ces moyens pour vous donner des coups au coeur.
Quand je reviendrai, ce sera pour rester.
Vous quitter comme ça, m'a fait un mal très grand.
Je ne sais où aller des yeux; je vous regarde à travers la lunette
arrière de l'autobus, le dos appuyé sur un mur sale, je voudrais pleurer, ou vous arracher à ce départ, je voudrais tout faire pour vous garder et je ne fais rien; j'aurais peur des conséquences si je m'écoutais; disons que j'ai peur de vivre la vraie vie. Ah vous croyez que l'homme ne pleure pas?
Regardez plutôt, vous direz que c'est de la cruauté.
C'est qu'il a peur d'être faible et, à ce prix, je vous le dis, je suis faible.
Vous êtes trop mienne pour que je garde des secrets pour vous,
et si vous ne faites que jouer avec moi, alors, tant pis, je serai dupé une autre fois.
Je vous le dis quand même, je vous aime et votre départ est une
amputation dans le voisinage de mon coeur.
Cette lettre est un vilain martyre pour moi.
Imaginez que je viens d'avoir votre visage à toucher,
que j'avais votre peau sur mon visage, et que vous êtes brusquement absente et qu'il me reste à décrire mon dépaysement sur ce papier blanc.
Je rage, je voudrais déchirer le papier, je voudrais briser
la plume, je voudrais briser le monde fait de souvenirs, de rêves; je voudrais briser l'image que j'ai devant moi... les départs sont vraiment trop brusques.
Il faudrait se préparer aux départs ou ne jamais admettre
qu'ils se produisent.
Je me suis drogué de vous, j'aurais dû, lentement, m'habituer
à votre départ.
Je serais moins brisé aujourd'hui.
Vous aurez beau dire que je suis faible, ou répéter
que je suis un enfant.
Il n'y a rien contre l'homme muraille si ce n'est vous.
Je me suis toujours cru cet homme muraille, muni contre tout,
contre les autres hommes et leurs idées inférieures, muni contre la femme et sa basse tendresse.
Mais, contre vous, avec ce je ne sais quoi, j'ai croulé. J'avoue que
je suis faible, plus faible encore, car je vous avoue ma faiblesse.
Il y a un échelon dans ma vie qui m'était inconnu, jusqu'à présent,
vous avez provoqué cette métamorphose.
Je vous disais qu'on nous regardait passer tous les deux,
visiblement heureux, sûrement heureux, et qu'on ne savait pas que désunis ou individuellement, nous pouvions former l'exemple parfait de l'isolement, de la solitude.
Je m'en aperçois maintenant, j'ai même à l'idée, que nous avons
floué tous ces gens avec notre mine de "nouveaux mariés" ou de "couple heureux"; je m'en aperçois, nous sommes tombés dans un faussé infranchissable.
Du moins, en ce qui me concerne, je vis un cauchemar sans pareil.
J'ai cessé d'être heureux.
Je me lèverai demain pour partir, vous aurez repris vos habitudes
et moi, les miennes.
Tout sera redevenu dans l'ordre des choses.
XXXVII
J
e m'excuse.
Je n'aurais pas cru qu'une longue absence était conservatrice,
conservatrice de
souvenirs.
Habituellement, elle l'est pour les mauvais... souvenirs!
Je n'aurai pas cessé de penser à toi, pendant tout ce temps;
mais voilà, la vie m'a balancé comme toujours, mes souvenirs se sont amalgamé à mes troubles, et tu sais... le mot (chinois) qui apparaît au haut de la lettre: (Hagersville), est mon nouvel enfer.
J'ai quitté London pour ce bled.
Il y fait chaud, comme partout ailleurs, il y a un quelque chose,
mais rien du tout... des jours qui défilent (et combien lentement), des années peut-être? On s'y ennuie, c'est tout.
L'armée me fascine et me fatigue; j'en ai trop bouffé, il faut
me dégonfler.
Chère misère!
J'ai reçu ta carte postale ces jours-çi.
Heureux que tu sois en vacances.
Heureux dans un sens.
Je me demande d'abord, qu'est-ce qu'une vacance? si ça n'empêche
pas de penser, et si ça n'empêche pas d'exister? rien de changé, n'est-ce pas? alors des vacances...
Mais des vacances au Lac St-Jean allons donc; je te souhaite
des choses nouvelles, des paysages exotiques, il y en a? Je ne sais pas.
Bien vite on s'aperçoit que c'est partout pareil.
Je te propose ce petit patelin, St-Félicien.
C'est là que j'ai pleuré pour la première fois.
J'y ai aussi usé mes ongles à chercher des merveilles qui étaient
au bout du monde.
Je suis maintenant au bout du monde... rien.
Tu jetteras un coup d'oeil au numéro civique 47 du boulevard
Sacré-Coeur.
Derrière les fenêtres, il y a des gens que je souhaite heureux.
Ils ont été bons... et c'est regrettable que je ne puisse les
croire... encore.
Je ne sais pas quand je reviendrai.
Septembre ou fin août.
Mes cours débutent le 3 du mois de septembre.
Je ne sais plus si je suis anxieux de recommencer.
Je suis peut-être incertain, peut-être un peu dégoûté, peut-être
suis-je persuadé qu'il n'y a plus de fin à tout, et combien c'est inutile.
C'est inutile, il faut l'admettre, n'est-ce pas, tout, inutile.
Je t'ai ennuyé, je le sens maintenant, je n'ai dit que des
insanités.
Mais c'est la seule façon d'avoir de mes nouvelles.
Je n'écris et ne parle que lorsque je suis... perdu.
Lorsque je suis trop heureux, je ne m'exprime plus, je suis un
inconnu.
Je le sens.
Je ne sais pas ce que nous serons devenus lorsque nous nous
reverrons, bientôt.
Beaucoup de chances que nous soyons restés les mêmes.
Rien ne change!
Je crois qu'il me faut maintenant te laisser parler.