Elle est allongée près de moi, fragile, vulnérable. Je n'ai
même plus la force de la baiser. Je la serre très fort comme
pour me soulager des visions d'horreur qui meublent mon
esprit. Je parle constamment, des mots qui ont peu de sens
pour elle; et elle, qui n'est là que pour baiser, elle
s'offre encore et toujours sans jamais comprendre tout à
fait.
Je lui parle calmement, d'une voix presque éteinte; elle
m'écoute, docile, comme si c'était des mots d'amour. Je lui
parle, comme pour oublier, toutes ces images qui se
bousculent dans ma tête.
"Nous marchions dans la pinède, silencieux et inquiets. Les
snippers étaient là tout autour, nous le savions, à l'affût
du moindre bruit, ils tiraient sur une cible; la cible,
c'était peut-être moi? Un copain s'est écrasé au sol, un de
plus."
- Kiss me again, you seem so far away!
Je lui baise le front et je reste là un moment, un long
moment qui suffit à la calmer et moi, j'ai toujours ces
images qui se bousculent dans ma tête.
"Je n'avais même plus la force de réagir. Il était temps de
dormir; pour cela il fallait atteindre le village d'Oka le
plus rapidement possible."
"Je ressentais une grande tension en moi, cette trop longue
expédition en territoire occupé par l'ennemi, à contourner
les villages, les maisons, à éviter les femmes et les filles
de l'ennemi, j'avais pourtant une grande envie de baiser. Et
puis, je pensais à elle..."
- J'ai souvent pensé à toi, je souhaitais te tenir dans mes
bras en essayant de dormir alors que l'ennemi se terrait là,
tout près.
- I am with you now, you do what ever you want of me.
Et je la serre très fort dans mes bras. Elle se fait toute
petite, comme si elle voulait être l'ennemie. J'oublie
momentanément qu'elle est aussi l'ennemie.
Et je presse sa tête sur mon buste comme pour me faire
pardonner une infidélité. Elle ne réagit pas, rien qu'une
moue câline, et, elle relève la tête pour me regarder dans les
yeux, elle me dit.
- You did make love, did you, like they all do?
Je pensais à autre chose:
"Le sol était jonché de corps: des miliciens touchés par des
snippers, des femmes, des enfants, une guerre sale! Les
guerres civiles sont les plus sales des guerres. Elles tuent
par vengeance, une vengeance aveugle, alimentée par les
médias, par les élites, par les préjugés nés de mémoires
irréconciliables. Les victimes ne sont pas des étrangers
anonymes, mais des voisins, des concitoyens, des amis, des
frères, peut-être un ancien flirt, ou bien une fille que l'on
aime toujours, toi peut-être que je pourrais aussi bien
violer et sacrifier, qu'aimer et baiser."
- La violence est encore plus horrible lorsque tu connais
l'ennemi.
- Viol, you said? Please rape me, I can live with that.
Elle ne saisit pas le sens des mots et elle se donne, elle
s'offre, il me suffit de la prendre, elle se laisserait
docilement violer. Je l'enveloppe de mes bras et je la serre
violemment.
- Tell me how do you recognise the ennemy if he has not the
color of the ennemy?
Sa question me surprend. Elle n'a pas la couleur de l'ennemi
mais elle parle la langue de l'ennemi, serait-elle également
une ennemie que je me prépare à violer plutôt que baiser?
Et je lui réponds ainsi:
- Lorsqu'il parle, s'il a un accent, c'est sans doute un
ennemi, ou l'amant de l'ennemi, ou sa fille, sa femme, s'il
ne parle pas ma langue, c'est évidemment un ennemi.
- So I am your ennemy and I love it.
Elle se recroqueville alors sous moi et elle commence
doucement à se lover.
- And if it was me, would you rape me?
Je ne réponds pas mais je continue mon récit.
"Nous avancions difficilement; je butais sur le corps mutilé
et dénudé d'une femme jeune et qui me semblait très belle;
violée, elle reposait là, derrière le tronc d'un pin
centenaire, une baïonnette lui avait ouvert le ventre,
transperçant son vagin, plantée là jusqu'au sol; attaché à
la crosse du fusil et trônant fièrement, l'emblème du
vainqueur, l'unifolié; sur son ventre dénudé, des mots
écrits grossièrement, avec son propre sang: Dead frog."
Elle ne bronche pas, je vois des larmes qui perlent sur ses
paupières; elle me regarde comme s'il s'agissait d'elle. Je
ne sais si j'aurai la force de raconter encore.
Puis elle m'embrasse doucement et elle me dit:
- Why did you go, why you?
"Je n'ai pas voulu ni souhaité cette guerre. Je n'avais
aucune envie de défendre une cause qui ne me touchait guère.
Pourtant, entre deux causes mauvaises, je devais choisir,
j'ai choisi celle du plus faible, tout en sachant qu'elle
était sans issue. J'ai choisi le camp des souverainistes
pour ne pas être du camp du plus fort, celui des
impérialistes arrogants. Je me sentais prêt, comme l'indien,
à mourir pour défendre un territoire, non pas la soi-disant
liberté d'un peuple mais un certain sens de ma propre
liberté. Mais l'indien m'a trahi, tu le sais maintenant, lui
qui a perdu la mémoire, il a choisi le camp du plus fort
comme si Sitting Bull était mort pour rien."
"Nous traversions la pinède d'Oka, en essayant de rejoindre
le secteur sous le contrôle des souverainistes. Notre
incursion en territoire conquis n'avait pas été fructueuse.
Mais nous craignions plus que tout les "warriors", plus
habiles à la guerre que les "milices serbes" que nous
pourchassions depuis des jours."
"J'essayais de comprendre ce qui animait ces miliciens du
dimanche: une haine commune née de la conscience d'être les
plus forts, d'avoir le support financier des Confédérés, ou
celui tacite de l'Aigle américain, who knows?"
"Chaque milicien portait un costume qui l'identifiait, une
sorte d'étendard qui traduisait sa rancoeur, son quartier,
sa religion, sa patrie d'origine, ses dogmes, son racisme:
Westmounties, Sons of Eire, RoxBurrows, Hell's Angels,
PointClair's milicia, BlackWash, Hampsteaders, Stars of
David."
- They are my brothers. I am also jewish, don't you forget
that?
Il ne s'agissait bien sûr, pas de cela.
"Nous entendions des bruits, tout près. Nous avancions avec
une extrême prudence sachant que nous allions devoir engager
le combat. L'effet de surprise nous favoriserait, mais nos
forces étaient décimées, nos munitions limitées. Nous
formions un arc de cercle autour du lieu d'où provenait le
tumulte, nous étions prêts à attaquer."
Marco Polo ou le voyage imaginaire (Contes et légendes, septembre 1996) © 1996 Jean-Pierre Lapointe
Trame sonore empruntée aux archives du Web: Musique de Nirvana