Les jours passèrent dans cette décevante Pologne. Nous campions le long d'un mur de pierre qui encerclait un cimetière tout au nord de la Pologne, en Mazzurie. Toute la nuit, des véhicules, des troupiers défilaient sur la chaussée, les avions vrombissaient dans le ciel nous laissant toute une nuit sans sommeil. Nous pestions contre le militarisme des pays de l'Est. Nous devions descendre vers le sud, retraverser la Tchécoslovaquie en transit vers l'Ouest et cela devait se faire rapidement pour échapper à cette omniprésence militaire dont nous ne pouvions expliquer la raison et qui se manifestait maintenant d'une façon outrancière à notre goût.
Toute cette nuit-là au-dessus du camping, les avions lourds qui survolaient Prague, n'ont cessé de restreindre notre sommeil. Depuis notre départ de Prague il y a presque un mois, nous avions constamment vécu en symbiose avec les déploiements militaires ce qui nous avait largement indisposé et commençait à nous faire regretter la tranquille passivité des armées occidentales.
Le matin du 21 août, nous apprenions par la voix française de la radio Austerreich Eins l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes alliées du Pacte de Varsovie. L'agitation des hôtes du camping venait confirmer cet état de fait; les étrangers, avides de rejoindre leurs ambassades respectives et les pragois ahuris devant ce qui semblait pourtant prévisible.
Les nouvelles étaient mauvaises. On parlait de combats dans les rues de la ville, de morts à Bratislava. Nous devions quitter le pays, et pour cela traverser cette ville occupée par des troupes dont nous ne connaissions pas la culture militaire. Nous avions choisi de rejoindre l'Allemagne par la route de Plzen. Pour cela il nous fallait traverser l'un des ponts qui enjambe le Vltava. Le pont du Palackeno most était coupé par les chars russes. Nous allions le contourner et pour cela nous enfoncer dans les rues étroites de la vieille ville pour trouver un passage libre.
Nous avons ainsi circulé quasi librement dans la ville, contourné les barrages qui ne semblaient pas, à ce stade-ci impénétrables et avons décidé de garer notre véhicule près de la place de la vieille ville pour être les témoins de ce qui nous semblait être un moment historique de ce siècle.
Nous avons atteint la place Staromêstské námêstí là où il y a quelques jours, nous avions été les témoins attentifs des premiers balbutiements d'une véritable prise de liberté. Les yeux de Jan Huss étaient cerclés d'un bandeau rouge. Des attroupements parsemaient la grande place entourant des batteries dont les canons étaient dirigés vers les fenêtres supérieures de l'Hôtel de ville. Des conversations animées avaient cours entre des habitants d'âge mûr et les jeunes soldats hébétés qui gardaient les pièces d'artillerie. On sentait une espèce d'incompréhension de part et d'autre, ces libérateurs d'hier venus libérer le pays du nazisme et qui maintenant agissaient en envahisseurs.
Plus tard, nous prenions la direction de la grande artère commerciale, la Václavské námêstí où semble-t-il, il y avait une grande effervescence.
La rue semblait calme mais d'un calme relatif. Les habitants bordaient les trottoirs comme spectateurs d'une occupation touristique. Les blindés étaient stationnés, inoffensifs en apparence, sur lesquels de jeunes pragois s'agglutinaient sans vergogne, portant le drapeau national et haranguant des soldats hébétés et visiblement inconscients des événements.
Les tanks et véhicules militaires étaient bardés de graffitis, de svastika, qui ne semblaient pas perturber la tranquille indifférence des militaires.
De temps à autre, un camion bondé de jeunes portant oriflammes et drapeaux déambulait à toute allure sur les pavés duVáclavské námêstí en scandant:
- "svoboda, svoboda, svoboda"
Puis il disparaissait à l'horizon.
Marco Polo ou le voyage imaginaire (Contes et légendes, septembre 1996, photos de l'auteur août 1968) © 1996 Jean-Pierre Lapointe
Trame sonore empruntée aux archives du Web: Révolution de Jean-Michel Jarre