Au loin, du côté du Musée National, tout au bout du Václavské námêstí, un tank brûlait. Il y avait eu combat.
Tranquillement, l'atmosphère s'intensifiait. Les gens devenaient impatients, et la tranquille incrédulité populaire se transformait lentement en une animosité réelle difficilement contenue par quelques témoins qui ne pouvaient semble-t-il oublier ces luttes communes contre l'oppresseur nazi.
Les tanks commencèrent un mouvement lent sur le Václavské námêstí. Les pavés gémissaient déjà sous la pression des chenilles. Puis le mouvement s'intensifia suivi des débordements de foule qui se faisaient plus intenses et plus critiques. L'atmosphère s'échauffait et les flammes montaient noires dans le ciel près du Musée National.
Les tanks circulaient maintenant en colonne serrée et leur allure s'accentua. Le vacarme des chenilles sur le pavé se faisait maintenant assourdissant. La foule bougeait dans un mouvement de panique cherchant les rares passages libres vers les rues transversales.
Nous étions là, sur le trottoir à l'extrémité nord du Václavské nám voyant les canons alignés des tanks s'approcher imperturbables, une certaine panique s'empara de nous, ma compagne s'abrita derrière un pilastre et je restais là sur le bord du trottoir immobilisé par la colère plus que par la peur; je scandais avec défiance le mot "fasciste" aux chars imperturbables qui défilaient devant moi déchargeant leur mitrailles au-dessus de ma tête en direction des fenêtres hautes des bâtiments qui formaient un mur étanche le long de la grande artère.
Je ne bougeais pas. Je ne pensais pas y perdre la vie, mais j'étais là inutile témoin d'une absurde contradiction de l'histoire.
Puis un char s'approcha. Après quelques manoeuvres de reconnaissance, il s'immobilisa devant moi. La tourelle du tank se mit à tourner dans ma direction. Je ne pouvais plus bouger, mes pieds étaient figés au trottoir par je ne sais qu'elle force indescriptible. Le canon se mit à bouger lentement scrutant mon corps et le touchant presque, j'allais mourir et je ne pouvais réagir et j'en avais pourtant le temps. Le canon resta pointé vis-à-vis le bas de mon ventre comme s'il me regardait avec impudence. Puis il s'y appuya avec une délicatesse inexplicable venant d'un tel engin et resta là silencieux et immobile.
Cela dura un long moment et je ressentais de la gêne plus que de la crainte. Le silence s'était subitement installé. J'allais mourir sur les pavés de la Václavské nám pour une cause qui m'était dans le fond indifférente mes membres géniteurs éparpillés sur les façades romantiques de la Place Václavské nám à Prague. Comment expliquerait-on cela à ma mère. Et je relisais dans ma tête les sombres prédictions du préfet de discipline du Collège Notre-Dame qui garantissait de mourir par le sexe à ceux d'entre nous qui auraient vécu dans le sexe.
Puis l'écoutille du tank s'ouvrit sur un képi à bordure rouge typique de l'armée russe. Une tête en sortit puis tout le tronc de ce qui semblait être un officier. Il se retourna vers moi, enleva son képi d'où sortirent des mèches blondes qui se répandirent tout autour aspirées par l'effet du vent qui balayait à ce moment la grande place.
Je reconnus alors ma compagne de la forêt du nord de la Tchécoslovaquie, elle ouvrit la bouche et me lança ces mots:
- "Spaciba petite français".
Et le tank repartit rejoindre les autres tanks qui amorçaient alors un brusque virage tout au fond de la place Václavské nám pour reprendre imperturbables et défiants la course folle qui les amènerait à l'autre extrémité de la place ou pour quelque autre tâche d'intimidation.
Marco Polo ou le voyage imaginaire (Contes et légendes, septembre 1996, photos de l'auteur août 1968) © 1996 Jean-Pierre Lapointe
Trame sonore empruntée aux archives du Web: Révolution de Jean-Michel Jarre
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