Ma compagne avait peur. Je faisais mine de ralentir près du gardien à l'air menaçant. Ma compagne prise de panique me suppliait de continuer à rouler. J'avais peur également et j'essayais malgré tout de réfléchir à la meilleure attitude à prendre face à une telle situation.
Je ralentissais au niveau du gardien à l'air toujours menaçant, je n'avais pas encore décidé de m'arrêter mais j'avais la certitude qu'il me fallait simuler un geste d'acquiescement à leurs désirs. La panique ne me paraissait pas la meilleure conseillère et il est connu qu'en Afrique, la palabre s'avérait généralement le meilleur outil pour se sortir d'une situation critique. Je savais surtout qu'un africain armé pouvait facilement perdre sa capacité au raisonnement logique.
J'immobilisai le véhicule malgré la panique de ma compagne et mes craintes camouflées. L'attroupement se faisait maintenant plus menaçant.
Je descendis lentement la vitre de l'auto, j'avais décidé de parlementer.
Ils étaient plus d'une douzaine et quelques gendarmes armés de fusils mitrailleurs. Ils s'étaient tous arrêtés de travailler et marchaient pour la plupart dans notre direction. Ils avaient un air patibulaire, le torse nu, le boubou enroulé aux hanches, certains faisaient virevolter leurs machettes au-dessus de leurs têtes. J'étais maintenant résigné et je demandai tant bien que mal la raison de mon arraisonnement.
L'un des bagnards me lança menaçant:
- "you help, you help clean road, you work for country, for our beloved president, you help."
D'instinct j'avais compris que j'avais le choix des armes et qu'il me fallait me rendre à leurs désirs malgré toute l'absurdité du geste, j'ouvris ma portière, ma compagne me suppliait de rester. Il était trop tard pour changer d'idée, je me dirigeai vers l'un des groupes et demandai une machette:
- "give me a machette, I volunteer myself to help clean the road for the good of the country."
Mon geste avait produit un certain effet sur le groupe. Les visages se transformèrent. Il y eut des éclats de rire satisfaits. J'avais semble-t-il gagné la partie. Je n'étais plus cet obscur visiteur venu d'ailleurs, un autre de ces blancs distants ou de ces arrogants fonctionnaires africains qui passent en trombe barricadés derrière les vitres enfumées de leurs Mercedes noires, je m'étais arrêté et j'offrais ma modeste contribution à l'édification de cette merveilleuse et admirable république socialiste du Ghana dirigée par son président magnanime. L'un des bagnards s'approcha et souriant manipula sa machette sous mon nez. Je sentais dans ce geste plus de dérision que de menace, il lança la machette au loin et je compris à ses signes qu'il me disait d'aller la chercher. Les éclats de rire accompagnèrent son geste. J'eus l'impression d'avoir créé une pause, une récréation, les gardiens étaient plus relaxes et n'intervenaient que pour éviter les débordements d'enthousiasme à mon égard. Ils repoussaient avec vigueur les hommes trop entreprenants.
Je fis quelques pas en direction de la machette qui s'était immobilisée sur l'emprise de la route le long d'un remblai en pente raide. Je me penchais pour la prendre. Au moment ou j'allais la cueillir, je sentis comme un soufflet le long de mon visage, la lame d'une machette venait de se planter au sol au bout de mes doigts. Une sensation étrange m'envahit je craignais y avoir laissé quelques doigts, seule une portion de l'ongle de mon index s'était détachée, je restai figé sur place, il n'y avait même pas de sang.
Au bout de mon regard et à peu de distance, il y avait deux jambes fines, d'un noir cuivré, largement écartelées et fermement plantées au sol, je pouvais voir les bracelets de perles multicolores qui ornaient les mollets, des pieds minuscules dont on apercevait le contour blanc de la plante des pieds qui tranchait avec le noir de la peau. Je compris qu'au bout de ces troncs minuscules il y avait un acteur anachronique.
Je levai les yeux et je découvris avec une lenteur toute calculée, tous les détails charnels qui s'accrochaient à ces jambes rigides, le corps grossièrement sculpté d'une jeune fille.
Elle était nue à l'exception du pagne enroulé lâchement autour de sa taille et qui laissait voir les scarifications proéminentes qui décoraient le voisinage de son plexus solaire . Ses seins me sautaient au visage, comme des pics arrogants, ils s'écartaient de part et d'autre du thorax en de majestueux monticules outrageusement pointus, ils ne portaient pas encore les traces des érosions irréversibles du temps. C'était encore une fillette.
J'apercevais son visage, rayé de dessins linéaires au kaolin comme un masque dissimulé entre ses seins écartelés, sa bouche, démesurément élargie par un sourire moqueur qui laissait voir des crocs d'une étonnante blancheur. Puis les globes de ses yeux, immensément blancs qui semblaient sortir de leur orbite, tout cela sur fond de scène d'un noir étonnant, rendaient les autres détails de son corps presque imperceptibles. Elle n'avait pas de cheveux, ou si, des petits monticules frisottés, noirs et graisseux qui semblaient faire partie intégrante de son crâne agrémentés de cauris et de perles multicolores.
Elle ne fit aucun geste pour ramasser la machette. Ses bras s'écartaient au-delà de ses hanches. Arquant ses jambes dans une pose de
provocation, elle riait et attendait, une riposte sans doute. J'entendais au loin les rires approbateurs de ses compagnons de peine. Elle était prête au combat comme une tigresse sure d'elle. Elle était la seule femelle du groupe.
Puis sans avertissement, comme si elle m'avait juste donné le temps qu'il fallait pour la jauger, elle se jeta sur moi accompagnant son élan d'un inquiétant rugissement semblable à celui d'un animal sauvage. Je n'ai pas eu le temps de réfléchir, ses seins s'enfonçèrent dans ma chair à-travers l'échancrure de ma chemise. Le choc fut soudain. Je basculai à la renverse en direction du contrebas de la route. Elle s'était accrochée à moi comme un lutteur, ses bras et ses jambes s'étaient enroulées autour de mon corps et nous formions désormais qu'une seule entité. Nous roulions dans le ravin ainsi imbriqués l'un dans l'autre. Les détails du sol s'incrustaient dans mon dos je le sentais. J'avais enroulé mes bras autour de son corps comme pour mieux absorber les anfractuosités du sol, mes doigts s'incrustaient dans sa chair qui avait la consistance du cuir.
Je sentais son haleine sur mon visage, les spasmes de sa poitrine qui martelaient déjà mon thorax, ses chairs rigides, odorantes, qui râtelaient mes chairs, je sentis son corps en délire, en transes primitives, alimenté par le désir, la concupiscence, une énergie sexuelle débridée.
Elle se plaquait sur moi comme une bête fauve. Elle se tortillait et je sentais la pointe de ses seins s'enfoncer plus profondément dans ma chair sensible, ses scarifications abdominales labourer le bas de mon ventre et agacer mes organes sexuels au passage, les amulettes hétéroclites qui pendaient à son cou s'incrustaient dans ma peau, je sentis s'éveiller en moi, une incontrolable métamorphose érotique.
Et nous roulions ainsi, sans contrainte, balayant les futaies au passage, déplaçeant les pierres, les déchets épars, ralentissant,
accélérant au gré des profils de la pente, perdant momentanément la lumière du soleil, la retrouvant scintillante, puis la perdant à nouveau, inlassablement lancés dans une chute endiablée qui n'avait plus de fin et qui nous soudait l'un à l'autre dans une étreinte animale, rituelle, presque fatale.
Elle s'attaquait de sa langue, de ses dents à mes organes faciaux, ma langue, mes narines, elle les mordait, je me sentais dévoré par une bête gourmande, affamée, j'en ressentis d'ailleurs un certain plaisir masochiste. Puis je sentis qu'elle manipulait mon phallus de ses doigts nerveux, l'activant d'un mouvement saccadé, accéléré, sans vergogne, accompagnant les roulis de notre chute. Ses gestes étaient impatients mais empreints d'une sorte de magie sexuelle, elle forçait délibérément le réveil de mes sens qui ne tardèrent pas à répondre à ses attentes.
Puis je sentis mon lingam bandé comme une arbalète s'enfoncer dans le liquide fangeux qui débordait déjà de son vagin largement entrouvert, traverser d'étroits couloirs obstrués de stalactites rigides, s'embourber, se dégager, bondir au gré des soubresauts de nos corps en chute libre, labourer les tatouages affûtés de son ventre, replonger, se baigner, s'écraser sous la subite fermeture de son utérus, se blesser, se tordre, puis se dégonfler, cracher violemment son venin, la faisant se tortiller de plaisir ou de souffrance, gémir de souffrance ou d'extase, sentir ses doigts s'enfoncer plus profondément dans ma chair, y traçant des sillons profonds, scarifier mon visage de ses dents, me tordre, me contorsionner, me blesser, sous l'action impétueuse de ses bras, de ses jambes, et exploser, gémir intensément, se tortiller, sentir l'extase, la démence orgiaque, la copulation initiatique, la fin ultime, le sommeil éternel.
Nos corps s'immobilisèrent à ce moment précis
Pendant que mon ventre se vidait de son venin, je la sentais immobile sous mon corps subitement détendu. Elle ne bougeait plus. Son visage reflétait la sérénité, la satisfaction, le plaisir accompli.
J'avais une étrange sensation. Mon sexe reposait toujours dans son ventre, immobile, pénitent. J'avais cette étrange sensation, un mélange de satisfaction et d'euphorie inconfortable qui accompagne le réveil d'une relation charnelle avec un être d'une autre culture, d'une autre race, cette étrange sensation d'avoir transgressé des lois immuables, des tabous, d'avoir franchi la frontière entre les cultures, participé à un rite initiatique, d'avoir violé sa tribu, d'avoir trahi ma tribu, transgressé les frontières morales de nos tribus respectives, trahi les mères, les épouses, les époux, les femmes de ma tribu, les hommes de sa tribu, c'était cela je crois le spleen indéfinissable, la mystérieuse euphorie qui meublait mon esprit, l'espace d'un instant, mon lingham toujours enfoui dans les couloirs secrets de son ventre de jeune fille primitive.
Marco Polo ou le voyage imaginaire (Contes et légendes, novembre 1996) © 1996 Jean-Pierre Lapointe
(hommage à Leni Riefenstahl et le peuple de Kau)