Chant XIX du Purgatoire
image de Luis Rojo

Je suis la douce nymphe Calypso.
Les ombres de Dom Juan et de Marco Polo.


Ne l'ora che non può 'l calor diurno intepidar più 'l freddo de la luna, vinto da terra, e talor da Saturno - quando i geomanti lor Maggior Fortuna veggiono in or‹ente, innanzi a l'alba, surger per via che poco le sta bruna -, mi venne in sogno una femmina balba, ne li occhi guercia, e sovra i piè distorta, con le man monche, e di colore scialba. Io la mirava; e come 'l sol conforta le fredde membra che la notte aggrava, così lo sguardo mio le facea scorta


RETOUR À LA PORTE DU PURGATOIRE


À l'heure où le réveil subit laisse vos rêves apparaître réels, il m'apparut en songe une femme étrange; elle louchait des yeux, elle boitait, ses mains étaient lacérées et son visage était blême. Je la regardais et je lui parlais, mais elle ne pouvait que bégayer. Mais comme le soleil fait fondre la glace, à la regarder trop longtemps, mes yeux délièrent sa langue, puis redressèrent son corps et redonnèrent en si peu de temps, comme seul l'amour peut le faire, toute la beauté à son corps. Ainsi, ayant retrouvé la parole, elle commença à chanter si bien que j'avais peine à détacher d'elle mon esprit: "Je suis la douce nymphe Calypso qui égare les mortels au milieu de ma couche, si grand est le plaisir que je procure. Par mon chant mélodieux, je détournai Ulysse de sa belle. Et je te détournerai de la tienne, bel inconnu que tu es, car, qui s'empale en moi, rarement ne me quitte, tant je le tiens sous mon charme." Sa bouche s'était juste refermée sur la mienne et nos deux corps s'empalaient déjà, quand une sainte dame apparut vivement, auprès de moi, pour la confondre. Elle s'écria, indignée: Baudelaire! ô Baudelaire! Quelle est cette femme perverse qui s'empare ainsi du fils que je t'ai confié?" Et Baudelaire arriva aussitôt fixant ma sainte Mère. Elle se saisissait à ce moment de l'amante et l'ouvrait par-devant, lacérant ses vêtements, et elle me montrait son ventre pour que j'abhorre son image: la puanteur qui en émanait me réveilla. Je tournai les yeux vers mon maître qui me disait: "Je t'ai appelé au moins trois fois! Debout! viens! Trouvons la porte par où tu dois entrer." Je me levai et déjà c'était le jour; nous marchions avec le soleil dans le dos. En le suivant, je portais le front comme celui qui ploie sous le poids de ses pensées et fait comme un demi-arc de son dos, quand j'entendis: "Venez, c'est ici que l'on passe." Celui qui parlait ainsi, avait une voix si suave et si aimable qu'il n'en est point de pareille chez les mortels, outre la voix indéfinissable du castrat. Les ailes déployées, qui paraissaient celles d'un cygne, celui qui nous parlait ainsi nous fit monter entre les deux parois de la dure falaise. Puis, en battant des ailes, il nous en éventa et il dit: "Bienheureux toi qui pleures ainsi car ton âme sera rassasiée!" "Qu'as-tu donc pour ne regarder que vers la terre?" À l'interrogation de mon maître, je répondis: "Une nouvelle vision m'obsède et m'inquiète et me fait marcher ainsi car je ne fais que d'y penser." Et il répliqua, connaissant très bien mes appréhensions: "Tu vois cette vieille sorcière, seule et qui fait pleurer autour d'elle, et comment on s'en débarrasse? Elle n'est déjà plus là où tu regardes, ce ne sont que des leurres que le Roi du ciel fait tourner autour de ton esprit." À ces paroles, je recouvrai l'esprit et nous sortîmes du cinquième cercle, et là, je vis des gens qui pleuraient, gisant à terre, la face en bas. Je les entendais qui disaient: "Mon âme n'est plus que poussière." Une ombre qui ne pleurait pas, se détacha du groupe et vint vers nous. "L'ombre que tu vois et qui s'approche est celle de Dom Juan, le plus grand des scélérats que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable qui ne croit ni Ciel ni Enfer, un Sardanapale, un Épicure. Il n'est pas seul, une autre ombre le suit de près qui pourrait bien être sa dernière conquête. Il ne se sert du mariage que comme un piège pour attraper les belles. Il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour sa couche: dames, demoiselles, bourgeoises ou paysannes." L'ombre qui semblait avoir entendu les propos de Baudelaire commença ainsi: "Quoi? tu veux qu'on se lie à demeure à la première femelle venue qu'on renonce au monde pour elle, et qu'on n'ait plus d'yeux pour une autre?" "Quel faux honneur de vouloir se vanter d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une unique passion, et d'être aveugle encore jeune à toutes les beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non: la constance n'est bonne que pour les ridicules; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit partout ou je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à être injustice envers les autres; j'ai des yeux pour voir le mérite de toutes, et je rends à chacune les hommages et les tributs que la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon coeur à tout ce que je vois d'aimables; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement." "Qu'il m'est doux de triompher de la résistance d'une belle personne, et sur ce sujet, je me sens comme un conquérant, qui vogue sans fin de victoire en victoire. Rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs: je sens que mon coeur peut les aimer toutes; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autre mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses." Piqué au vif, je répliquai à l'ombre de Dom Juan: "Ma foi! Monsieur, j'ai toujours oui dire que c'est un gros risque que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin." "Va, va, c'est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t'en désoles." "Osez-vous bien ainsi vous jouer du Ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses saintes?" "La Paix, veux-tu?" "De quoi est-il question alors?" "Il est question de te dire qu'une beauté me tient au coeur, et, qu'entraîné par ses appas, je l'ai suivie jusques en ce lieu. Et n'allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir."(1) Et j'interpellai Baudelaire qui semblait se presser: "Ô maître! ralentis tes pas que j'interpelle cet autre esprit dont le visage me semble connu de moi." "Esprit qui ne pleure point comme ces autres esprits, interrompt ta route et dis-moi qui tu es et pourquoi tu tournes ainsi le dos au Ciel, et si tu veux que je t'obtienne quelque chose, sur la terre, d'où je suis parti vivant?" Et il me répondit: "Je suis de la ville qui s'enlise dans les lagunes et que j'ai quittée, trop peu longtemps, pour voguer dans des contrées jamais auparavant explorées. J'ai troqué l'or contre la soie et mon épouse contre de jolies étrangères. Mais je voguais si vite qu'il ne m'en reste que des rêves qui me harcellent sans cesse et qui m'empêchent de courtiser Dieu. C'est pourquoi je lui tourne le dos et que je revis mon passé sans cesse. Mon nom doit te dire quelque chose puisque je suis le Vénitien Marco Polo." À ces mots, je m'étais agenouillé devant lui. "Quelle raison te fait te courber ainsi vers le sol?" Et je répliquai: "Parce que vous m'êtes digne et mon Maître à penser et que je transporte votre nom avec moi comme si c'était un talisman." "Redresse les jambes! lève-toi, mon fils! Ne commets pas cette erreur; je ne suis, comme toi et les autres et ce guide que tu nommes ton maître, que le serviteur d'une même Puissance. Si jamais tu as compris cette sainte parole de l'Évangile, qui dit: "À la résurrection, les hommes n'ont ni épouses ni maîtres", tu peux bien voir pourquoi je parle ainsi. Va à présent, je ne veux plus que tu t'arrêtes, car ta présence me rend difficiles les larmes, par lesquelles, je fais mûrir ce dont, en te voyant, je me remémore. J'ai laissé là-bas, dans ce village qui n'était heureusement pas encore global, de belles étrangères mais aucun maître et, à moins que notre terre, par son étroitesse d'esprit, n'ait rendu ces belles étrangères trop familières, je te les recommande, mais ne sois pas pour elles un maître, mais un amant, et qu'elles te soient toujours étrangères."

Marco Polo ou le voyage imaginaire (La tragédie humaine, janvier 2000) © 1999 Jean-Pierre Lapointe
(1) Dialogue inspiré d'une interprétation du Dom Juan de Molière.
Theme musical: divini occhi de Phillipo Verdelot, emprunté aux Classical Midi Archives.
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CHANT XX DU PURGATOIRE