Chant XII du Purgatoire
Beati Pauperes Spiritu.
Quitte cette âme et avance, tu dois toi-même porter ta barque.
Di pari, come buoi che vanno a giogo, m'andava io con quell'anima carca, fin che 'l sofferse il dolce pedagogo. Ma quando disse: «Lascia lui e varca; ché qui è buono con l'ali e coi remi, quantunque può, ciascun pinger sua barca»; dritto sì come andar vuolsi rife'mi con la persona, avvegna che i pensieri mi rimanessero e chinati e scemi. Io m'era mosso, e seguia volontieri del mio maestro i passi, e amendue già mostravam com'eravam leggeri;
RETOUR À LA PORTE DU PURGATOIRE
Comme des boeufs qui vont en paire sous le joug, je marchai près de cette âme d'autant qu'elle était très belle, mais alors mon maître me dit: "Quitte cette âme et avance, tu dois toi-même porter ta barque." Je me redressai de toute ma taille, comme il le faut pour marcher, encore que mes pensées demeuraient déprimées et humiliées. J'étais parti et je suivais volontiers les pas de mon maître, et nous montrions tous deux combien nous étions légers, quand il me dit: "Regarde plus en bas. Et, pour rendre ta route moins fatigante, vois l'endroit où se posent tes pas." Ainsi qu'est conservée, gravée sur les tombes, la mémoire des morts, je vis là des dessins d'artiste d'une représentation parfaite, tout le chemin qui faisait saillie le long de la montagne. Je voyais d'un côté une Vierge, plus séduisante qu'une déesse, se laisser courtiser par un ange. Je voyais plus loin un essaim de chérubins pleins d'audace, caresser le sein dénudé de Vénus. Je voyais des scènes du Parnasse, ces lieux où s'amusent poètes et muses, et leurs corps enchevêtrés dans la licence amoureuse. Je voyais encore deux êtres nus et gênés d'être ainsi, comme s'ils étaient de chair vivante, dont il me semblait que l'un était Adam et l'autre Ève. Ô belle Suzanne! comme elles sont appétissantes tes chairs que tu portes ainsi jusqu'au bain et qui m'invitent à te suivre. Ô folle Arachné! je te vois triste presque araignée, sur les débris de l'oeuvre qui fut tissée pour ton malheur. Ô adorable Léda! comme tes chairs dénudées m'étaient appétissantes et que j'aurais voulu être le Cygne pour te séduire et te caresser. Il me montrait encore les dessins sur le dur pavé et comment Alexandre avait séduit la belle et envoûtante Roxanne. Il me montrait le cruel Jupiter se transformer en taureau pour enlever et violer l'inoffensive Europe. Il me montrait également comment les Troyennes subirent le viol du Cheval, et leur mort, et les restes de leurs corps suppliciés. Je voyais Babylone en cendre et en ruines: les femmes et les filles soumises aux fureurs lubriques d'Alexandre. Qui furent ces maîtres du pinceau et du stylet qui dessinèrent les figures et les traits, qui sont là un objet d'étonnement pour le génie le plus subtil? Les morts paraissaient morts, vifs paraissaient des vifs; celui qui a vu les scènes réelles n'a pas vu mieux que moi, ce que je foulai aux pieds, tant que je marchai tout courbé. Et maintenant soyez orgueilleux, allez, fils d'Ève, le visage altier, et ne baissez pas la face pour voir le mauvais sentier que vous suivez! Baudelaire, qui allait devant moi toujours attentif, me dit soudain: "Lève la tête!" "Ce n'est plus le temps de marcher ainsi d'un pas mal assuré. Vois là-bas cet ange qui s'approche de nous; simule le respect sur ton visage et dans tes gestes, afin qu'il lui soit agréable de nous conduire plus haut; comprend alors que ce jour sera le dernier." La belle créature s'approchait de nous, vêtue de blanc, et son visage était scintillant comme l'étoile du matin. Elle ouvrit les bras, puis les ailes et ainsi je voyais tout en elle, et elle nous dit: "Venez, les marches sont près d'ici,et désormais vous pourrez aisément les gravir, ayant vaincu l'orgueil en vous. Ô vous de race humaine! pourquoi tomber ainsi au moindre vent?" Elle nous mena du cap Trinité à l'Éternité, à l'endroit où la roche tombe à pic; là, du bout de son sein, elle me tatoua le front; puis elle m'assura d'une montée facile. Comme nous tournions à cet endroit, des voix chantèrent: "Beati pauperes spiritu" avec tant de suavité, que la parole ne saurait l'exprimer. Ah! combien ces passages diffèrent de ceux de l'enfer! Car ici on pénètre parmi des chants et là-bas agressé de barbares musiques. Déjà, nous gravissions les marches sacrées et il me semblait que j'étais bien plus léger. "Maître, dis-moi, de quel poids ai-je été soulagé, pour qu'en marchant je n'éprouve presque plus aucune fatigue?" Et mon maître me répondit: "Lorsque les P que l'ange a gravés sur ton front auront tous été effacés, tu n'éprouveras plus aucune fatigue et tes pieds te pousseront toujours plus haut." Alors, je fis comme les gens qui avancent sans savoir ce qu'ils portent à la tête, mais dont les autres observent la présence; aussi, des doigts de ma main droite, je trouvai seulement six des lettres que l'ange, porteur des clefs, avait gravées sur mes tempes; et en me regardant faire, mon guide s'en réjouit.
Marco Polo ou le voyage imaginaire (La tragédie humaine, janvier 2000) © 1999 Jean-Pierre Lapointe
Theme musical: musique alternative (astro), empruntée aux Archives du Web.
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