Chant VI de l'Enfer
image Boris Vallejo

Les syndiqués et le monstre Memphré.
Là où Pluton enleva Proserpine et la déflora.


Al tornar de la mente, che si chiuse dinanzi a la pietà d'i due cognati, che di trestizia tutto mi confuse, novi tormenti e novi tormentati mi veggio intorno, come ch'io mi mova e ch'io mi volga, e come che io guati. Io sono al terzo cerchio, de la piova etterna, maladetta, fredda e greve; regola e qualità mai non l'è nova. Grandine grossa, acqua tinta e neve per l'aere tenebroso si riversa; pute la terra che questo riceve.


RETOUR À LA PORTE DE L'ENFER


Après avoir recouvré mon esprit égaré de tristesse par la pitié envers ces deux amantes éplorées, nos pas nous menèrent en direction de l'est par la route qui longe le pays de Gog, passant par les lieux-dits Piropolis, Arnold et Stanhope. Nous abordons les rives d'un lac bordé d'ombres sinistres, aux eaux profondes et mystérieuses, il serpente du pays de Gog jusqu'à Magog. En pénétrant dans ce gouffre, j'aperçois tout autour de moi, où que je me meuve, me tourne ou regarde, de nouveaux tourments et de nouveaux tourmentés. Insensibles aux prières de St-Benoît, nous abordons le troisième cercle de l'Enfer, celui de la boisson maudite, froide et éternelle, qui ne change jamais ni sa qualité ni sa violence: de l'eau noirâtre mêlée aux vases visqueuses, venues des hauteurs de Tomifobia. C'est le domaine de Memphré, bête cruelle et monstrueuse, qui aboie comme un chien, contre les âmes qui sont submergées là. Ses yeux sont vermeils, sa barbe est noire et grasse, son ventre large et ses mains armées de griffes; il égratigne les esprits, les écorche et les dépèce. La pluie les fait hurler avec les chiens; de l'un de leurs flancs, ils font comme un bouclier à l'autre flanc; ils se tournent souvent, les malheureux impies. Quand Memphré, tel un ver immonde, nous aperçut, il ouvrit sa gueule et nous montra ses crocs; il enroulait son corps en des volutes multiples qui voguaient au-dessus des flots. Mon guide étendit les paumes de ses mains, prit de la terre et la jeta à pleines poignées dans ce gosier avide. Tel est ce chien qui aboie et qui rugit et puis se calme dès qu'il croit mordre sa pâture, car il ne s'applique et ne s'acharne et n'a d'autres moyens que d'aboyer pour faire peur; telle était la gueule du démon Memphré qui chiale sans cesse et étourdit si fort les âmes, qu'elles voudraient être sourdes et ne plus entendre. Nous passions près des ombres que terrasse la lourde pluie, et nous posions les pieds sur ces formes vénales qui semblaient être de vrais corps. Elles gisaient sur le sol boueux, excepté l'une d'elles qui se leva pour s'asseoir; aussitôt qu'elle nous vit passer, elle dit: "Oh toi, qui es conduit par cet enfer, si tu peux me reconnaître, dis-moi si tu es né avant que je ne meure? La honte qui dépeint ton visage est peut-être ce qui t'empêche de me reconnaître, en sorte qu'il me semble ne t'avoir jamais vu. Mais dis-moi qui tu es, toi qui es livré à ce lieu si triste et si douloureux et à un supplice tel que, s'il en est de plus grand, il n'en est point de plus répugnant." Il me répondit ainsi: "J'étais au service de la cité, travailleur syndiqué; ta ville, qui est si pleine d'injustice que ce lac en déborde, fut ma demeure dans la vie sereine. Vous, mes concitoyens, m'appeliez maudit col-bleu pour le damnable péché de cupidité. Comme tu le vois, je m'assourdis sous les cris de la bête, car c'est par nos cris et nos fanfares que nous avons péché. Et mon âme ici n'est pas la seule dans la douleur; car toutes ces autres âmes que tu vois, subissent la même peine pour la même faute." Et il n'ajouta plus rien. "Col-bleu, ta souffrance me touche à tel point qu'elle m'invite à m'en réjouir enfin; mais dis-moi, si tu le sais, où en viendront les membres de ton syndicat en proie aux exactions envers le citoyen et s'il s'y trouve un Chef ou un Prince ou une Loi pour leur faire entendre raison; et dis-moi pourquoi tant de cupidité l'a assailli?" Il me répondit aussitôt: "Après une longue lutte, des grèves et des sabotages, nous établîment la loi du Front Commun, aidés des syndiqués venus de partout et notre dogme chassa celui de la justice en lui infligeant de rudes revers. Longtemps il tint le pouvoir, opprimant celui qui ne croyait pas en nous, quelles que soient ses souffrances et ses plaintes. Nous faisions fi de l'enseignement du juste, nous ne respections aucune loi autre que celles qui nous avantageaient; ainsi, nous trafiquions le Code du Travail en faisant chanter le Législateur au nom de nos seuls sacro-saints principes: le chantage, la cupidité, la démagogie, les trois étincelles qui enflammaient nos coeurs; ainsi nous avons vaincu." Ici, il mit fin à ses funestes paroles et je lui dis: "Je veux que tu me parles encore de ces Princes qui auraient dû vous juguler et qui ne l'ont fait, ou qui auraient dû modifier les lois et qui ne l'ont fait, ou qui auraient dû prendre parti pour le peuple et qui ne l'on fait, où sont-ils donc si tu le sais?" Et il répondit: "Ils sont parmi les âmes les plus noires; ces péchés contre le droit et la justice les plongent au plus profond de l'enfer; si tu descends assez, tu pourras les voir en compagnie de nos chefs avec lesquels ils forniquent encore." Ainsi nous passâmes à travers l'ignoble mélange des ombres et de la pluie, à pas lents, parlant un peu de la vie future. Mais nous fûmes subitement arrêtés par un vaste incendie qui dévorait l'Enfer, si intense que nous n'osions nous rapprocher; et nous restâmes là à regarder impuissants, toutes ces âmes affolées qui tentaient d'échapper aux flammes; mais elles étaient repoussées inlassablement par des diables casqués, gantés et masqués, revêtus de longues vareuses et des bottes de couleur jaune, ils les menaçaient de leurs lourdes haches ou les aspergeaient de leurs lances qui crachaient le feu. J'étais triste et impuissant devant ce spectacle et je ne pouvais que revoir l'Enfer, tel que nous le décrivaient les frères des écoles chrétiennes pour nous garder dans la peur et nous tenir hors du péché des sens. Mon maître comprit mon désarroi, c'est pourquoi il me dit: "Pense que c'est un quartier de ta ville qui brûle, que ces suppliciés sont les habitants les plus démunis de ta ville, que les diables qui alimentent leur supplice sont des pompiers et qu'ils laissent ainsi brûler ta ville et tes concitoyens pour te faire chanter, faire plier ton gouvernement et obtenir ainsi la plus satisfaisante des Conventions collectives." Après avoir quitté cet endroit, je dis: "Baudelaire, tous ces tourments, après le grand jugement, diminueront-ils ou seront-ils aussi pénibles, et seront-ils uniquement destinés aux citoyens impuissants ou aux organisations qui usent ainsi de l'arme du chantage?" Et Baudelaire semblait décontenancé, il me parla comme si seul, l'amour éternel pouvait vaincre tous mes doutes: "Rappelle-toi de ce que l'on t'a appris: Ton âme séparée de ton corps est imparfaite, comme ton corps qui souffre de l'absence de Jeanne et tu ne peux espérer atteindre au bonheur parfait qu'en entretenant l'espoir d'unir à nouveau ton corps à l'âme de Jeanne, ainsi que ces âmes maudites qui attendent le Jugement Dernier." Nous fîmes le tour de cette mer, en parlant plus que mes propos le laissent supposer; nous arrivâmes là où elle n'ose plus boire, nous y trouvâmes Pluton, le grand ennemi, qui enleva Proserpine et la déflora.

Marco Polo ou le voyage imaginaire (La tragédie humaine, janvier 2000) © 1999 Jean-Pierre Lapointe
Theme musical: disarmed de Smashing Pumping, emprunté aux Archives du Web.
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CHANT VII DE L'ENFER