Viens, rejoins-moi au banquet de l'Amour.

Troisième service: un conte homosexuel inspiré du Phèdre de Platon.

herbert list

"La nature et les effets de l'Amour.


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"Assistez-moi Muses, dans ce conte que la vue de mon bon ami Phèdre m'oblige à faire. Il voudrait ainsi que mon talent qu'il admire le lui semble encore plus à présent."

"Il était donc un enfant, ou plutôt un adolescent, d'une grande beauté; il avait des Amoureux en foule. Or l'un d'eux était un malin: il n'était pas moins Amoureux que les autres, mais il avait persuadé à l'enfant qu'il ne l'aimait pas. Un jour qu'il le sollicitait, il essaya de lui faire croire qu'on doit accorder ses faveurs à l'homme qui n'aime pas, plutôt qu'à celui qui aime. Voici ce qu'il disait: "la question qui se pose à toi et à moi est de savoir s'il vaut mieux lier amitié avec un Amoureux qu'avec un homme sans Amour? Établissons d'un commun accord ce qu'est l'Amour, et quels sont ses effets; ayons les yeux fixés là-dessus et rapportons-nous à cela, en cherchant à savoir si l'Amour est utile ou nuisible.""

"Que l'Amour soit un désir, c'est évédent pour tout le monde. Nous savons aussi que même des gens qui n'aiment pas désirent ce qui est beau. A quoi dinstinguer celui qui aime de celui qui n'aime pas?"

"Il existe en chacun de nous deux principes, le désir inné des plaisirs et l'aspiration au meilleur qui est une croyance acquise. Ces deux principes se combattent ou s'accordent. Tantôt l'un, tantôt l'autre l'emporte. Or, quand un jugement rationnel nous dirige vers le meilleur, et domine, cette domination s'appelle tempérance. Quand, déraisonnablement, un désir nous entraîne vers les plaisirs et nous gouverne, ce gouvernement reçoit le nom de démesure. Je dirai donc que le désir dépourvu de raison s'il domine l'élan du jugement vers la rectitude, et se porte au plaisir que donne la beauté et par l'effet des désirs qui sont de sa famille et qui ont pour objet la beauté des corps se renforce à son tour, très fortement, ce désir-là devenu penchant irrésistible, et tirant son nom de sa force même, s'appelle Amour."

"Dis-moi mon cher Phèdre si tu ne me crois pas inspiré des dieux?"

"En effet, Socrate, cela ne t'est pas habituel: un flux d'éloquence t'emporte!"

"Quelle utilité ou quel dommage faut-il attendre de celui qui aime, et de celui qui n'aime pas quand on accorde ses faveurs? L'homme gouverné par le désir, asservi par la volupté, s'arrange pour obtenir de celui qu'il aime le plus de plaisir possible. Or un esprit malade s'enchante de tout ce qui ne le contrarie pas, et déteste ce qui lui est supérieur ou égal. Dès lors un amant n'acceptera pas volontiers que l'être qu'il affectionne lui soit supérieur, ou soit son égal. Il travaille au contraire à le rabaisser au-dessous de lui. Ainsi du point de vue de l'intelligence, l'homme Amoureux est un tuteur et un compagnon dont on ne doit rien attendre d'utile."

"L'amant d'un jeune garçon ne lui est pas seulement nuisible, il lui est insupportable par sa présence quotidienne. En effet, comme dit le vieux proverbe, on ne se plait qu'avec ceux de son âge. Être du même âge porte aux mêmes plaisirs et dispose à l'amitié par la conformité des goûts, et pourtant la familiarité entre jeunes gens produit elle-même la satiété. D'aute part la contrainte, en tout et pour tous, est pesante, elle s'ajoute à la différence des âges, tout spécialement dans les rapports entre l'amant et l'aimé."

"S'il fréquente un jeune homme, l'amant plus âgé n'accepte guère de le quitter de jour ni de nuit. Une passion irrésistible l'aiguillonne, et l'entraîne au plaisir toujours nouveau de voir, d'entendre, de toucher, de connaître par tous les sens celui qu'il aime, et il fait ses délices de le servir sans défaillance. Mais quel encouragement, quels plaisirs donnera-t-il à son aimé, qui puissent épargner à celui-ci, dans la compagnie continelle de son amant, d'en venir au parfait dégoût quand il verra un physique vieilli, dépourvu de fraîcheur, et que viendra s'ajouter le reste, qu'on répugne à entendre seulement nommer, et encore bien plus à pratiquer en fait, sous une contrainte perpétuelle. Il est soumis à une surveillance jalouse, en toute circonstance et dans tous ses entretiens. Il s'entend faire des compliments hors de propos et de mesure, ou tout aussi bien des reproches insupportables s'ils viennent d'un homme à jeun, et pas seulement insupportables, mais infamants, si l'amant s'enivre et parle avec une liberté grossière et impudente."

"Tant qu'il aime, il est nuisible et déplaisant. Mais quand il a cessé d'aimer, il oublie désormais toute bonne foi, dans ce temps auquel il pensait quand il multipliait ses promesses, à grand renfort de serments et de prières, pour maintenir non sans peine les relations du moment - lesquelles étaient fastidieuses - en faisant briller l'espoir de biens à venir."

"Voilà, mon enfant, ce qu'il faut se mettre dans l'esprit; sache que la tendresse d'un amant ne vient point de ses bonnes intentions, mais d'une faim gloutonne comme devant ce qui se mange: "Les loups chérissent les agneaux: c'est tout juste l'image de l'amitié qu'on a pour un garçon.""

"Voilà ce que j'avais à dire, Phèdre! Tu n'entendras plus un seul mot de ma bouche; dis-toi que maintenant mon discours est fini."



Alors Phèdre, s'adressant directement à Socrate lui dit:

"Puisque je ne suis pas amoureux de toi, Socrate, écoute ce que Lysias m'a dit sur la différence entre l'homme qui aime et celui qui n'aime pas: Celui qui n'aime pas regrette, une fois son désir apaisé, le bien qu'il a pu faire: celui qui aime, au contraire, agit de manière à servir au mieux ses intérêts personnels, et mesure à son pouvoir le bien qu'il fait."

"Celui qui aime tient compte du déficit entre le bien qu'il a fait et le tord qu'il a reçu à cause de son amour et il juge qu'il a acquitté sa dette de reconnaissance à l'égard de son aimant. Celui qui n'aime pas, au contraire, ne peut alléguer ce prétexte à négliger ses affaires personnelles, ni mettre en compte ses peines passées, ni accuser les différents avec ses parents."

"Celui qui aime ne dit pas la vérité, s'ils dit le faire par amitié pour celui qu'il aime, qu'il est prêt à se faire détester des autres pour plaire à son amant, car le dernier de ses amants lui sera plus cher, et qu'il n'hésitera par à faire tort aux autres si c'est le bon vouloir de ce dernier. Par contre, ton choix serait plus vaste parmi ceux qui n'aiment pas, et il y aurait plus d'espoir que tu rencontres dans cette foule, l'homme digne de ton amitié. Car parmi les autres, ton choix ne serait limité qu'à un petit nombre.

"Si tu est timide vis-à-vis les usages courants, et que tu crains la honte du scandale public, songe alors que celui qui aime est porté à se croire aussi enviable aux yeux des autres qu'à ses propres yeux; il est fier de parler, et il proclame, par vanité, qu'il n'a pas perdu son temps. Celui qui n'aime pas, au contraire, reste maître de lui-même et choisit la meilleure part, plutôt que de briller aux yeux des gens."

"Celui qui aime ne peut manquer d'être connu de beaucoup de gens, il s'attache aux pas de celui qu'il aime, c'est là toute son occupation. Lorsqu'on les voit causer ensemble, on comprend qu'ils ont une liaison amoureuse. Celui qui n'aime pas, n'est pas l'objet de soupçons sur ses relations, car il faut bien parler à quelqu'un par amitié ou pour toute autre raison."

"Tu es peut-être inquiet à l'idée que l'amitié est rarement durable, et que si, pour un motif quelconque, une brouille survient, elle sera préjudiciable à tous les deux - tandis que si elle suit le sacrifice de ce que tu as de plus précieux, elle sera désastreuse pour toi?

"Celui qui aime croit que tout tend à lui nuire. Aussi veut-il te détourner de toute amitié avec d'autres; il craint le riche, qui pourrait l'emporter sur lui par sa fortune, il craint l'amant instruit qui pourrait le surpasser en intelligence, et il se méfie de quiconque a de l'ascendant sur toi: il t'amène ainsi à te brouiller avec ceux-ci et il fait le vide autour de toi." Celui qui n'aime pas, au contraire, a atteint son but, et il ne doit qu'à son mérite, d'avoir obtenu les faveurs qu'il désirait, il ne sera pas jaloux de tes liaisons. Ils s'indignera que tu sois méprisé par ceux qui refuseront de te fréquenter. Il y a des chances de voir l'amitié, plutôt que la haine, naître de ce commerce. "

"Celui qui aime désire ton corps plutot que ton esprit ou éprouver les autres qualités de ta personne; par suite, il ne peut savoir s'il voudra encore de cette amitié quand il aura satisfait tous ses désirs. Celui qui n'aime pas d'amour est lié par amitié avant même d'avoir accompli son dessein: ainsi, loin de s'amoindrir par le plaisir éprouvé, l'amitié subsistera comme un gage de l'avenir."

"Celui qui aime loue les actes et les paroles de l'amant au mépris de ce qui a le plus de valeur, par crainte de se faire détester ou que la passion fausse son jugement. Celui qui n'aime pas au contraire, sera un meilleur conseiller pour l'amant, dans sa quête du bien."

"Voilà donc les effets de l'amour: à l'amant malheureux, il fait paraître facheux ce qui est banal aux yeux des autres, à l'amant heureux, il lui font louer des choses qui n'en valent point la peine. Celui qui est aimé mérite plutôt la pitié que l'envie. Si tu crois que l'amitié est impossible sans amour, dis-toi que nous n'aimerions pas nos pères, nos mères, ni ne serions fidèles envers nos amis, puisque la passion qui nous anime est d'un tout autre ordre."

"S'il te faut accorder tes faveurs à celui qui les demande avec insistance, il convient alors de faire le bien, non aux plus dignes mais aux plus démunis: leur gratitude sera à la mesure des plaisirs que tu leur aura prodigué. Ce ne sont pas tes amis qui méritent d'être invités dans ton lit mais ceux qui ont soif, les affamés: ils te chériront, t'escorteront, ils viendront à ta porte; leur amour sera sans borne, ainsi que leur gratitude, et ils te souhaiteront mille félicités."

"Retiens ces paroles: l'amant qui aime entend les critiques de ses amis, qui jugent sa conduite mauvaise, mais celui qui n'aime point ne s'entend jamais reprocher par son entourage d'avoir, à cause de son sentiment, mal calculé ses intérêts. Il ne faut pas que les relations amoureuses ne causent de préjudices , mais chacun doit y trouver son avantage."

"Je crois t'en avoir dit assez. Mais interroge-moi si tu crois que j'ai omis quelquechose."




Un instant plus tard on entendit dans la cour la voix d'Alcibiade, complètement ivre et qui criait à tue-tête. Il voulait être conduit auprès d'Agathon.

En apercevant Socrate, il dit, tout étonné de le voir là: "Par Héraclès, qu'est-ce qui arrive? Socrate est ici? Pourquoi n'es-tu pas auprès d'Aristophane ou d'un quelqu'autre farceur. Tu trouves le moyen de courtiser le plus beau mâle du banquet."

"Agathon, dit Socrate, défends-moi: il m'est difficile d'aimer ce garçon! Depuis le jour où je suis devenu son Amoureux, je n'ai plus le droit de regarder un seul beau garçon. Empêche-le de faire une scène car sa fureur et sa passion d'aimer me font une peur terrible. "

"Pour moi, mes amis, que je sois ivre n'importe peu, voici les impressions que je ressens à entendre les discours de Socrate:

"Quand je l'écoute, en effet, mon coeur bat plus fort que celui des Corygantes en délire, ses paroles font couler mes larmes, et bien des gens, je le vois, éprouvent les mêmes impressions."

"J'éprouve devant lui seul un sentiment qu'on ne s'attendrait pas à trouver en moi: la honte devant quelqu'un de sanctifié. Il est le seul homme devant qui j'aie honte. Car il m'est impossible, j'en ai conscience, de m'insurger contre lui, de ne pas être son esclave; et quand je le quitte, je cède pourtant, à l'attrait de la gloire. Voilà l'effet qu'ont sur moi et sur d'autres, les mots doux de ce satyre. Mais laissez-moi vous montrer combien son pouvoir est étonnant."

"Observez qu'un penchant Amoureux porte Socrate vers les beaux garçons; il ne cesse de tourner auteur d'eux, il est troublé par eux. D'autre part, il feint de les ignorer , il se donne un air d'indifférence. Une fois qu'il s'épanche, voyez, ô mes amis les buveurs, vous n'avez pas idée de toute la sagesse dont il regorge, Sachez-le: qu'on soit beau ne l'intéresse pas, il méprise cela à un point incroyable, comme aussi de savoir si l'on est riche ou si l'on possède tel avantage que la plupart jugent enviable."

"Or, je croyais qu'il était épris de la beauté de ma jeunesse; je l'ai cru, c'était pour moi une aubaine et une chance étonnante. J'espérais bien, en retour du plaisir que je procurerais à Socrate, apprendre de lui tout ce qu'il savait, car j'étais fier de ma beauté. Me voilà donc, mes amis, seul à seul avec lui. Je croyais qu'il allait aussitôt me parler comme un amant parle en tête à tête avec son bien-aimé, et j'en étais heureux. Or il n'en fut absolument rien. Il me parla comme à l'ordinaire, il resta toute la journée avec moi, et s'en alla sans rien faire."

"Je l'invite donc à dîner, comme un amant qui tend un piège à son bien-aimé. Il se laissa convaincre sans empressement, et il voulut quitter dès après avoir dîné. Alors j'eus honte, et je le laissai partir. Mais lors d'une autre tentative, après le diner, je prolongeai la conversation, et lorsqu'il voulut se retirer, je fis observer qu'il était tard, et je le forçai à partager mon lit."

"Ainsi donc mes amis, quand la lampe fut éteinte, et que les exclaves furent partis, je pensai que je ne devais pas ruser avec lui, mais dire franchement le fond de ma pensée: "Je pense que tu es un amant digne de moi, le seul qui le soit, et je vois bien que tu hésites à en parler. "



Il m'écouta, il prit son air naïf habituel, et me dit: "Mon cher Alcibiade, ne sois pas si maladroit à me glorifier ainsi. Tu vois en moi une beauté peu commune et bien différente de ta grâce. Si donc cette observation t'engage à partager avec moi et à échanger beauté contre beauté, le profit que tu penses faire à mes dépens n'est pas mince. Tu n'essayes pas de posséder l'apparence de la beauté, mais sa réalité, et tu songes à troquer, en fait, du sable contre de l'or. Eh bien, mon bel ami, regarde mieux, de peur de t'illusionner sur mon compte: je ne suis rien. La vision de l'esprit ne commence à être pénétrante que quand celle des yeux se met à perdre de son acuité: tu en es encore assez loin."

"Messieurs, vous êtes mes juges, témoins de l'outrecuidance de Socrate. Tout ce que je fis ainsi montra combien il était le plus fort: il dédaigna ma beauté, il s'en moqua, il lui fit outrage. Sachez-le bien, je le jure par les dieux, par les déesses, je me levai après avoir dormi aux côtés de Socrate, sans que rien d'extraordinaire se soit passé, que si j'avais dormi près de mon père ou de mon frère aîné."

"Voilà, mes amis, mon éloge de Socrate que j'ai mêlé de reproches au récit des insultes qu'il m'a faites. Du reste, je ne suis pas le seul qu'il ait traité de cette manière: il s'est conduit de même avec Charmide, avec Eutydème, avec beaucoup d'autres qu'il trompe en ayant l'air d'un amant, alors qu'il tient plutôt le rôle du bien-aimé que celui de l'amant."


"Je t'en avertis, Agathon: ne te laisse pas duper par cet homme-là! Que nos expériences t'apprennent la prudence. Tâche de ne pas donner raison au proverbe qui dit: "l'enfant naïf ne s'instruit qu'en souffrant."



Socrate, impassible, répondit: "Tu dis tout cela pour nous brouiller, Agathon et moi, parce que tu crois que moi je dois t'aimer, et n'aimer aucun autre, et qu'Agathon doit être aimé de toi, et n'être aimé d'aucun autre."

Et s'adressant à Agathon: "Allons, mon cher Agathon, il ne faut pas qu'il gagne à ce jeu; fais en sorte que personne ne puisse me brouiller avec toi."

Et Alcibiade d'ajouter: "Voilà, c'est toujours ainsi. Quand Socrate est là, il n'y a plus de place que pour lui auprès des beaux garçons."



Marco Polo ou le voyage imaginaire (Contes homosexuel, avril 2002) © 2002 Jean-Pierre Lapointe
(hommage à Platon et aux classiques, musique Sorrow de Bublitz Volker Midi World Archives)


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