Salimata l'africaine.
Acte III d'un conte érotique ayant pour scène le Burkina Faso
Sali est là, tout près, je l'aperçois par l'entrebâillement de la porte du local adjacent à celui où je suis. Impératrice, elle invective les fonctionnaires de service plus ébahis par sa beauté de déesse que par son arrogante diatribe; ils la dévorent des yeux, comme des satyres affamés. Je comprends alors que mon sort est entre ses mains, que je ne suis qu'une victime impuissante et que je serai satisfait de mon sort quoiqu'il soit. Sali est là, me protégeant de la tyrannie bureaucratique, femme dans un monde d'hommes, seule et fragile devant l'arbitraire, j'ai pourtant confiance en Sali.
Je ne ressens aucune amertume. La perspective de m'endormir enfin aux côtés de Sali me fait oublier l'absurdité de ma situation.
Un bruit infernal se fait entendre. Les murs de l'aérogare vibrent comme sous l'effet d'un tremblement de terre. La foule éperdue se bouscule de partout. Une immense boule de feu traverse la piste de part en part illuminant au passage l'aérogare d'une lumière intense. Le vol 435 s'est brusquement interrompu en bout de piste sous une immense gerbe de feu.
L'effet de surprise passé, une panique indescriptible s'empare des visiteurs, des préposés, et des gardes. La foule se bouscule, se piétine. Des vitres volent en éclat. Les militaires brandissent leurs armes en position de combat. Mes gardiens hébétés disparaissent dans le désordre. Ils me laissent sans surveillance. Sali est là, imperturbable, adossée à la porte, laissée seule sans surveillance, elle me tend les mains. Indifférente à ce qui se passe, elle m'entraîne hors de l'aérogare évitant avec adresse la cohue et la soldatesque en panique.
Nous nous dirigeons à l'extérieur, Sali me tire par la main, impassible mais volontaire. Puis nous enfourchons sa petite moto Honda, qui était garée là tout près, et nous nous perdons dans la nuit africaine à travers les mouvements désordonnés des véhicules, la panique et l'image irrationnelle du brasier qui consume l'aéronef, là-bas, très loin sur la piste. Elle n'a prononcé aucun mot. J'enroule mes bras autour de sa taille pour mieux m'imbriquer dans son corps. Elle se presse sur moi, et, pour un moment, je me sens en sécurité, mon âme est en paix.
Elle s'engage dans les rues non pavées des faubourgs entourant l'aéroport, puis sur une étroite et sinueuse piste en latérite, se faufile à travers des bosquets chétifs, évite les marres d'eau, des squelettes calcinés d'autos, des tas de détritus, chassant les chiens errants, elle atteint le bout de la piste, là, à courte distance de la carcasse en flammes du vol 435 d'Air Inter.
Nous restons là immobiles un instant, regardant l'intense brasier qui éclaire la nuit d'une lumière rougeâtre, les mouvements désordonnés des véhicules et des ombres humaines sur le tarmac, l'Enfer, me dis-je. Puis Sali s'éloigne précipitamment, je la vois disparaître derrière un bosquet, et je reste là, interloqué devant ce spectacle irrationnel, en essayant de comprendre pourquoi je suis ici, et non là-bas comme je le devrais, dans ce brasier, qui consume lentement la carlingue de l'Airbus et ses passagers prisonniers.
Devant moi, une ombre noire apparaît subitement, qui semble s'être détachée du brasier, comme un corps dénudé, celui d'une bête ou d'un être de couleur sombre, et qui s'effiloche au même rythme que les projections des flammes de l'incendie, comme si elle en faisait partie et s'en détachait, une ombre inquiétante qui s'avance dans ma direction. C'est Sali, dont le corps d'un noir luisant déchiré de flammèches rouges, m'apparaît dans toute sa nudité.
Marco Polo ou le voyage imaginaire (Contes et légendes, décembre 1999) © 1999 Jean-Pierre Lapointe
Elle se dirige vers moi à pas mesurés, faisant onduler son corps filiforme, pareil à un serpent venimeux; elle est là, impériale et irréelle sur le fond de scène des flammes, qui s'agitent au rythme de son corps, comme si elle faisait partie du tableau d'ensemble, une image envoûtante et perverse de l'Enfer. Elle s'approche et s'agrandit et m'envahit et la chaleur, petit à petit, m'enveloppe, torture mon corps comme si je m'intégrais au brasier, ou que je faisais partie moi-même de l'Enfer. Je le sens, c'est comme si mes vêtements s'enflammaient, mon corps se consume, et ma chair grésille comme une cire en fusion, puis l'ombre de Sali, telle une Chimère vorace et insatiable, m'enveloppe de ses chairs sombres, dénudées et chaudes comme l'Enfer; elle s'étend de tout son long sur mon corps, dans une étreinte charnelle qui exacerbe mes sens. Elle m'envahit comme une pieuvre aux chairs gluantes et me caresse et m'embrasse et me martyrise; mes sens s'agitent au contact de cette chair souple comme le cuir, qui glisse sur mes chairs fragiles et les scarifient au passage; elle m'emprisonne et je l'emprisonne des bras et des jambes, et nous plongeons ainsi l'un dans l'autre, basculant et roulant sur le sol irrégulier de la piste, écrasant les orties, fauchant les détritus, indifférents aux morsures qui blessent nos chairs, se violentant mutuellement, se mordant comme si nous allions nous dévorer l'un et l'autre, se pénétrant, copulant tels des fauves surexcités, et s'immolant par un rituel diabolique, dans un orgasme sans fin, une jouissance éternelle, qui dure, qui dure, qui perdure et qui dure encore et encore.
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