Chant XIX du Paradis
image Gustave Moreau

La belle image de l'Amour et le sermon des bienheureux.
Celui qui est l'architecte du Royaume de l'Empyrée.


Parea dinanzi a me con l'ali aperte la bella image che nel dolce frui liete facevan l'anime conserte;

parea ciascuna rubinetto in cui raggio di sole ardesse sì acceso, che ne' miei occhi rifrangesse lui.

E quel che mi convien ritrar testeso, non portò voce mai, né scrisse incostro, né fu per fantasia già mai compreso;

ch'io vidi e anche udi' parlar lo rostro, e sonar ne la voce e «io» e «mio», quand'era nel concetto e 'noi' e 'nostro'.


RETOUR À LA PORTE DU PARADIS


Elle se tenait devant moi, la belle image de l'Amour, les ailes largement ouvertes, laissant voir les mille âmes joyeuses qui la composait. Chacune me semblait comme un rubis sur lequel brillait un rayon de soleil, si ardent qu'il se réfléchissait dans mes yeux. Ce que je vais te dépeindre, cher lecteur, aucun autre n'a tenté de le faire avant moi, ni dans ses écrits, ni dans sa voix, ni en usant de son imagination; car je vis et j'entendis l'oiseau ouvrir le bec et parler ainsi: "Parce que j'ai été juste et pieux, je suis à présent exalté dans cette gloire que, même avec le plus grand des désirs, tu ne pourrais l'atteindre; j'ai laissé sur terre, des oeuvres que les pervers admirent mais ne daignent point suivre." De cette image faite d'autant d'âmes amoureuses et bienheureuses, il se dégageait une chaleur telle qu'en un brasier ardent, mais elle ne parlait que d'une seule voix. Et je répondis à cette voix: "Ô, fleurs perpétuelles de la joie éternelle, je reconnais votre parfum unique; apaisez mon désir après ce grand jeune terrestre qui m'a laissé sans nourriture charnelle. Je sais que si la justice divine se reflète dans le miroir d'un royaume qui m'est inconnu, le vôtre saura pourtant me reconnaître. Voyez comme je suis prêt à vous écouter, vous qui connaissez le doute qui habite, depuis si longtemps, mon esprit." Alors, je vis s'agiter l'emblème; comme fait un faucon délivré de son chapeau, il bouge la tête et se réjouit en battant des ailes, puis il montre son désir de s'envoler en battant des ailes; d'un choeur formé de milliers d'âmes, j'entendis alors un chant qui semblait louer la grâce divine et qui ne se peut que là-haut. Puis elle dit, cette image radieuse: "Celui qui est l'architecte du Royaume de l'Empyrée et qui y régla ce qui se voit et ce qui est caché, n'a pu y installer toute sa vertu sans que son verbe y règne bien au-dessus. La preuve en est que Lucifer, qui fut la plus haute des créatures, n'a pu accéder à la lumière pour n'avoir pas atteint la perfection dans son être; de cela il faut comprendre, qu'un être inférieur est un réceptacle trop étroit pour contenir le Bien qui est sans limites. Ta vue n'est qu'un infime rayon de l'Intelligence suprême, et de par sa nature, elle n'est pas assez puissante pour discerner l'Esprit de Dieu au-delà de ses apparences. Ton regard ne peut pénétrer dans la justice éternelle, comme ton oeil qui voit nager le poisson près du rivage et qui perd subitement la vue dans les abysses de la haute mer, pourtant, tout au fond, la vie existe tout autant. Tu es aveuglé par le démon, la concupiscence de la chair, les plaisirs terrestres, ces venins qui ne sont que ténèbres; il n'est d'autre lumière que la révélation que rien jamais ne trouble. Maintenant, tu vois plus clairement de la justice divine, toutes ces questions, qui pour toi, étaient sans réponse. Vois celle qui naît aux limites extrêmes du monde, là où personne ne parle de l'Amour, où il ne se lit ni s'écrit sur le sujet; celle dont les désirs et les actions sont sans péché, autant dans sa chair que dans son esprit; si elle vient à mourir sans baptême et sans avoir la foi, quelle justice suprême alors, se permet de la condamner si elle n'a point péché et qu'elle n'a point la foi? Qui est-il ce Dieu vengeur qui croit la juger et qui n'a qu'une courte vue? Comment la justice de Dieu pourrait-elle être si injuste et réserver à celles en qui elle se révèle, la joie exclusive de la Béatitude suprême? Crois-tu à tort que t'es réservé le Bien suprême, toi la Gentille aux yeux de feu, qui dévoile ton sein et refuse l'enfantement, ou toi l'Abyssinienne vertueuse qui distribue la charité païenne, ou toi la prude Iranienne, au regard voilé par les dogmes surannés d'Allah, ou toi l'Asiatique avide d'aimer, qui recherche le bonheur suprême dans les lois du sort, ou toi l'Amérindienne outragée par le Conquistador, ou toi l'épouse de ton maître l'Hindoustanais, ou toi la fille dispensatrice de la Charité charnelle? Toi qui a reçu le bien de l'Écriture pour te guider, esprit grossier trop attaché aux choses de la terre, mais comment crois-tu que la justice de Dieu puisse être si injuste? Telles sont mes paroles, toi mortel, grossier personnage, qui ne les entends guère." Puis ces brillants incendies de l'Esprit Saint s'arrêtèrent, demeurant dans l'emblème, et la voix reprit ainsi: "À ce royaume, ne monteront pas que ceux-là, qui auront reçu le pardon du confessionnal, ou ces autres qui vont chez les païens criant ainsi: "Christ! Christ!" car ils seront, au jugement dernier, damnés, ou moins près de Dieu que ceux qui ne connurent point le Christ mais en épousèrent les oeuvres et la grâce. Que ne direz-vous, et crierez-vous à l'injustice, missionnaires et prédicateurs, chanoines et dames patronnesses, prophètes du Christ ou de Mahomet, fornicateurs et sodomites, quand vous verrez ouvert le livre où sont inscrits tous vos actes déshonorants?"



Marco Polo ou le voyage imaginaire (La tragédie humaine, janvier 2000) © 1999 Jean-Pierre Lapointe
Theme musical: The deer hunter de Myers Stanley, emprunté aux Archives du Web.
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CHANT XX DU PARADIS