Chant XVII du Paradis
image de Raphael

Un homme averti n'en vaut-il point deux?
Ceux qui trafiquent avec la Vérité.


Qual venne a Climené, per accertarsi di ciò ch'avea incontro a sé udito, quei ch'ancor fa li padri ai figli scarsi; tal era io, e tal era sentito e da Beatrice e da la santa lampa che pria per me avea mutato sito. Per che mia donna «Manda fuor la vampa del tuo disio», mi disse, «sì ch'ella esca segnata bene de la interna stampa; non perché nostra conoscenza cresca per tuo parlare, ma perché t'ausi a dir la sete, sì che l'uom ti mesca».


RETOUR À LA PORTE DU PARADIS


Comme un fils qui demande à son père s'il est bien son fils, tel j'apparaissais à Jeanne, et à cette sainte flamme qui accompagnait ses pas. Aussi ma dame me dit-elle: "Montre au-dehors, toute l'ardeur de ton désir, en sorte qu'elle jaillisse, portant fidèlement l'empreinte de ton âme; non pour que tes paroles fassent mieux connaître ce que nous savons déjà, mais pour que tu t'habitues à dire quelle est ta soif, afin que l'on te verse à boire." "O lumière chérie, toi qui t'élèves si haut au-dessus de l'esprit des hommes de science, que tu aperçois les choses contingentes avant qu'elles ne se réalisent, en regardant Dieu qui met tout au présent, pendant que j'accompagnais Baudelaire au Purgatoire et en Enfer, il me fut dit, sur mon sort futur, des paroles que je redoute, encore que je me sente solide comme le roc contre les coups du sort; aussi, mon désir serait-il satisfait d'apprendre quel est le destin qui m'attend: un homme averti, n'en vaut-il pas deux?" Ainsi je parlai à cette lumière même, qui m'avait d'abord adressé la parole, et, comme le voulait Jeanne, je lui avouai mon désir. Et ce fut en termes clairs, et dans un langage précis, que me répondit ce père aimant, enfermé dans son propre sourire où il se révélait à moi: "Les choses contingentes qui vont au-delà de la compréhension de votre monde matériel, sont toutes figées dans le regard éternel; mais elles ne sont pas d'un caractère de nécessité absolue. De là, vient à ma vue le temps qui, pour toi, se prépare, et qui vibre à mon oreille comme une douce musique. Ton esprit quittera la terre de tes ancêtres. Cela sera voulu et se dessine déjà, par ceux qui trafiquent avec la Vérité. La rumeur publique, comme il est d'usage, prendra parti contre ta poésie, non pour ce qu'elle croit être la vérité, mais, pour s'ajuster à ce qu'en disent ceux qui la fabriquent. Il te faudra abandonner ce que tu as de plus cher au monde, ton pays et ce que tu en conçois, et y trouver l'exil sans avoir à le quitter. Tu éprouveras comment, l'exil est plus difficile à celui qui n'a pas à s'exiler dans son corps, mais seulement dans son âme. Tu éprouveras quel goût de sel a ton pain, qui a la saveur de l'étranger, et comme c'est un dur périple que de parcourir un chemin mal façonné à ton pas. Et ce qui te pèsera le plus sur les épaules, ce sera la compagnie méchante et stupide de ceux qui creuseront l'abîme autour de toi, et qui te harcelleront et se tourneront conte toi. Mais c'est d'elle et non de toi que le front rougira, si bien que tu seras fier d'avoir fait un parti pour toi seul. Ton premier refuge et ta seule récompense, tu les devras à ta solitude et à l'art qu'il fait naître. Mets toutes tes attentes en lui et en ses bienfaits; par lui, tu apprendras ce que le monde ne sait point et feint de ne point connaître." Puis elle dit encore cette lumière: "Je ne veux pas que tu portes envie à tes concitoyens, parce que ta vie durera dans l'avenir, bien plus que le châtiment de leurs perfidies." "Mon très Cher Père, je vois bien comme le temps me rattrappe, pour me porter un coup d'autant plus rude qu'on s'abandonne davantage; aussi est-il bon que je m'arme de prévoyance, pour que, si le bien de ma conscience m'est ravi, je ne perde la liberté par la faute de mes vers. Dans le monde d'en bas plongé dans l'amertume éternelle, et par la montagne d'où les yeux de ma Dame m'ont enlevé, puis par le ciel, de lumière en lumière, j'ai appris tant de choses qui, si je les répète, feront de bien des gens mes ennemis. Et si je cache, par timidité, la vérité, je crains de ne plus vivre parmi ceux qui prétendent déjà vivre dans le futur, et ne connaissent rien du passé, et qui ne savent s'adapter au présent." Et mon Père répondit: "Une conscience obscurcie par la honte ou par celle d'autrui trouvera certes ta parole âpre; mais raconte fidèlement ta vision, écarte tout mensonge, et laisse les gens se gratter où ça leur pique, car si au premier goût ta parole leur semble importune, elle saura nourrir les générations futures. Ton cri fera comme le vent qui ne frappe que les plus hautes cimes, de ceux qui savent ouvrir les bras à la vérité, et ce n'est pas un médiocre sujet d'honneur. C'est pour cela que t'ont été montrées, dans les sphères inférieures, les âmes de ceux qui vécurent dans la renommée; car celui qui n'écoute et ne veut entendre que ce que son esprit est conditionné, ne se laisse jamais séduire par celui qui n'est pas connu ou célébré ou glorifié, ni par des arguments qui n'ont pas d'éclats."



Marco Polo ou le voyage imaginaire (La tragédie humaine, janvier 2000) © 1999 Jean-Pierre Lapointe
Theme musical: nuage de Claude Debussy, emprunté aux Classical Midi Archives.
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CHANT XVIII DU PARADIS