Chant XXIV du Purgatoire
image de Boris Vallejo

Dames, qui avez l'intelligence de l'amour.
Sa beauté triomphe désormais dans le haut Olympe.


Né 'l dir l'andar, né l'andar lui più lento facea, ma ragionando andavam forte, sì come nave pinta da buon vento; e l'ombre, che parean cose rimorte, per le fosse de li occhi ammirazione traean di me, di mio vivere accorte. E io, continuando al mio sermone, dissi: «Ella sen va sù forse più tarda che non farebbe, per altrui cagione. Ma dimmi, se tu sai, dov'è Piccarda; dimmi s'io veggio da notar persona tra questa gente che sì mi riguarda».


RETOUR À LA PORTE DU PURGATOIRE


Nos discours ne ralentissaient notre marche, ni notre marche nos discours, mais nous allions vite tout en parlant, comme un navire poussé par un vent favorable. Et les ombres, qui exprimaient doublement la mort en elles, de leurs yeux hagards, disaient leur étonnement de voir que j'étais toujours vivant. Et je dis à mon guide, pousuivant ce que j'avais commencé: "Cette ombre me semble monter plus lentement, comme si elle était ralentie par la présence d'un autre. Dis-moi, si tu le sais, où est Marie de l'Incarnation; ou y a-t'il parmi ces ombres qui me regardent tant, une qui le saurait?" Et il me répondit ainsi: "Ma très sainte soeur, qui se parait de sa compassion plus que de sa beauté, triomphe désormais dans le haut Olympe, heureuse d'avoir troqué la robe pour une couronne. Il est inutile ici de donner un nom à toutes ces ombres puisque l'abstinence efface à toutes, leurs traits." Et, en les montrant du doigt, il ajouta: "Celui-là, est du quartier qui fut en son temps, plus gay que latin; et cet autre plus loin, au visage le plus amaigri de tous, attrappa le terrible Supplice en se donnant corps et âme à tout venant; il évite maintenant les ombres qui hantent les fourrés du Bois de Boulogne, car il jeune et ne boit plus du venin au calice des Mutantes brésiliennes." Il me les montra tous, un par un, beaucoup d'autres qui paraissaient tous contents d'être montrés ainsi, de sorte que leur visage s'allumait. Je vis cet autre, aux lèvres usées par la gourmandise, qui invita tant d'enfants à s'abreuver à sa fontaine. Je vis aussi cet autre, assoiffé, et qui jadis, passait son temps à offrir sa bouche à boire la semence et son cul à la cueillir; il n'était jamais désaltéré qu'il demande encore de cet elixir qui ensemence la mort plus que la vie. Mais, comme celui qui regarde et remarque l'un plus que l'autre, je fis ainsi pour celui qui se prend pour une folle et qui voulut me mieux connaître. Je l'entendais et il murmurait je ne sais quel nom de "Cage aux Folles", sur ses lèvres où il sentait déjà le fléau de l'incontinence le consumer de ses fautes. Alors je lui dis: "Ô âme, qui voudrait tant me parler, fait que je saisisse bien tes paroles et que nous en soyons satisfaits tous les deux." Et il commença ainsi: "Il n'y a pas de femme qui soit née et qui veuille m'apparaître nue sans ses voiles, et qui me ferait aimer mes nuits sans que j'aie à la répudier sévèrement. Tu iras ton chemin avec ce que je dis et, si je t'induis en erreur, les faits sauront te satisfaire. Dis-moi si celui-ci est le poète qui parla si bien d'elles et qui dit ainsi: "Donne che avete intelletto d'amore."(1) Et je lui répondis: "Son nom est Dante, c'est en-effet le poète de la Vita Nova, celui qui s'exprima ainsi que son coeur lui dictait, lorsque Amour l'inspirait." "Ô frère, je vois maintenant les cordes qui retiennent ceux-ci ainsi que moi-même, au-delà de cette poésie qui a des accents inconnus à mon coeur. Je vois comment vos plumes suivent les mouvements de vos coeurs, et que, si nous-mêmes avions un style qui transcende l'amour qui nous inspire, y verrions-nous, dis-moi, quelque différence?" Et, avec un air satisfait, il se tut. Puis, toutes les ombres détournèrent les yeux, pressèrent le pas et filèrent, car étant maigres, elles étaient si légères et l'ardeur de leur désir si grand; elles étaient tels des oiseaux qui hivernent et qui s'en vont en file en formant un V. Tel celui qui est las de courir, il laisse aller ses compagnons et marche au pas jusqu'à ce que l'affolement de son coeur cesse; ainsi, Celui qui goûta plus que tout autre au "Sang du Poète", laissa passer le saint troupeau, et, s'en venant derrière moi, il me dit: "Si tu reviens par là, que tu sois ou non Orphée, sèche tes pleurs d'avoir aux Enfers, égaré ta tendre et douce Eurydice, j'aimerais pour te la faire oublier, m'appuyer contre toi!" Et je lui répondis: "Je ne sais combien de temps il me reste à vivre, mais attendre mon retour pourra te sembler long, à moins que je ne devance ma venue ici car le lieu où j'ai encore le goût de vivre, me semble destiné à la ruine, car il se dépouille, de jour en jour, de toute sa vertu." Alors il répondit: "Va donc, car je vois celui qui est plus coupable que toi, dont la queue est liée à celle d'une bête et qui va ainsi vers la vallée où jamais l'on ne s'amande. La bête accélère à chacun de ses pas; elle va de plus en plus vite jusqu'à ce qu'elle le vide de son sang et laisse son corps honteusement émacié. Mais tu comprendras ce que mes mots veulent dire avant que les astres ne se soient beaucoup déplacés là-haut. Je te laisse à présent, car le temps m'est bien compté dans ce royaume au point qu'en marchant à tes côtés, je ne le vois plus passer." Comme un cavalier, qui se détache au galop de l'escadron qui chevauche et qui cherche ainsi l'honneur d'être le premier à combattre, il nous quitta ainsi, à pas plus rapides que nos pas; et je restai avec mes deux compagnons qui furent sur terre d'aussi valeureux combattants. Et losqu'il fut assez éloigné et que j'avais peine à le voir comme à entendre ses paroles, il m'apparut un arbre, à l'endroit où j'avais tourné les yeux, dont les rameaux ployaient sous des fruits gorgés de sève. Je vis, sous l'arbre aux fées, des Pythies lever les mains et crier je ne sais quoi vers ses feuilles, comme des enfants agités et impatients qui supplient leur mère et ne reçoivent point de réponse de celle qui aiguise leur envie et à qui ils adressent leurs prières, car elle tient très haut caché, le précieux Ritalin, objet de leurs désirs. Puis elles s'en allèrent désabusées et vaincues; nous arrivâmes ainsi au pied de l'arbre des Dryades où se tient l'oracle de Delphes, qui fait fi des prières et des larmes. "Passez outre sans vous approcher, car l'arbre est plus haut, qui porte encore le fruit qui tenta Ève et dont cette plante est le rejeton." Ainsi nous entendions, on ne sait qui, qui parlait entre les branches; et Dante, Baudelaire et moi, nous dépassions l'arbre en nous appuyant l'un contre l'autre tout en contournant la paroi de la falaise. Et la voix disait: "Souvenez-vous des Hippocentaures, ces maudits, ces esprits qui hantent les ermites des déserts d'Égypte et qui arborent des poitrines et d'homme et de femme, dont l'ivresse fait qu'ils baisent tout ce qui peut bouger; vois, comme ils sont pressés de boire la semence à ta fontaine! Mais Marie les chassera de ta couche quand elle descendra de son trône." C'est ainsi qu'en longeant l'un des rebords, nous passâmes en regardant ces représentations de la Bestialité, qui furent jadis suivies d'aussi misérables souffrances que la peste. Puis, loin sur la route déserte, nous avançâmes de plusieurs pas sans ne plus parler que méditer à ces choses. Soudain une voix me fit tressaillir, elle dit: "Où allez-vous tous les trois ainsi pensifs, comme font les bêtes qui ont peur et qui s'effraient?" Je levai la tête pour voir celui qui parlait ainsi. Jamais je ne vis être si brillant et si rouge, comme le verre ou le métal que l'on sort des fourneaux, et il nous dit: "Pour monter plus haut, il vous faut tourner ici, car c'est par là que va qui veut trouver la paix." Je sentis un souffle me toucher le front, et je sentis frémir des ailes, et exhaler un doux effluve d'ambroisie, comme fait la brise en mai lorsqu'elle se lève et embaume, toute imprégnée du parfum des herbes et des fleurs et qu'elle annonce la naissance de l'aube; et la voix me parla ainsi: "Beati ceux que la grâce illumine tellement que l'attrait des plaisirs de chairs n'excite plus le désir en eux, et qui n'ont plus cette faim qui écarte du bien des choses et des êtres qui ne sont point leur contraire, ni leur complément, et qu'ainsi ils n'atteignent, en s'aimant, l'unité dans leur être."



Marco Polo ou le voyage imaginaire (La tragédie humaine, janvier 2000) © 1999 Jean-Pierre Lapointe
(1)Dames qui d'amour avez intelligence. Extrait de la Vita Nova de Dante.
Theme musical: shalom de Gennaro Vespoli, emprunté aux Classical Midi Archives.
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CHANT XXV DU PURGATOIRE