Chant XXXIV de l'Enfer
l'Enfer de Memling

Le triomphe de Belzébuth.
L'écroulement du Projet de Société.


«Vexilla regis prodeunt inferni verso di noi; però dinanzi mira», disse 'l maestro mio «se tu 'l discerni». Come quando una grossa nebbia spira, o quando l'emisperio nostro annotta, par di lungi un molin che 'l vento gira, veder mi parve un tal dificio allotta; poi per lo vento mi ristrinsi retro al duca mio; ché non lì era altra grotta. Già era, e con paura il metto in metro, là dove l'ombre tutte eran coperte, e trasparien come festuca in vetro.


RETOUR À LA PORTE DE L'ENFER


"Vois les étendards de l'Enfer qui s'avancent, regarde si tu peux les distinguer." Il me parut alors voir un édifice, comme ces moulins à vent qui tremblent au vent. Je me serrai derrière mon guide, car il n'y avait là aucun autre abri. J'avais atteint l'endroit, et, je m'en rappelle avec crainte, là où les ombres ressemblent à des foetus incrustés dans du verre. Les unes sont couchées, les autres sont debout, celle-ci sur la tête, celle-là sur ses jambes; une autre, courbée tel un arc, tourne sa face vers ses pieds, elles n'ont pas de personnalité, sinon chacune gravée de lettres rouges, sur le front, un "numéro de dépendance sociale". Quand nous nous fûmes assez rapprochés pour qu'il plût à mon maître de me montrer la créature qui fut toute de beauté, il se retira de devant moi et me fit m'arrêter: "Voici Dité, et voici le lieu où il te faudra t'armer de courage." Je devins alors glacé et sans force, ne m'en demande pas plus cher lecteur; je décris ce lieu qu'avec peine, toute parole serait superflue. L'Empereur du royaume de douleur trônait, tel un épouvantail, au centre d'un jardin fait de ronces et d'orties aux allures glaciales. Il avait la forme d'un complexe structural, de forme pyramidale, aux assises élargies et aux membrures fragiles et branlantes, si haute qu'on en voyait à peine le sommet. La structure comportait plusieurs degrés reliés entre eux par des ramifications complexes, formées d'êtres difformes aux dimensions de plus petit à plus grand jusqu'au sommet dominé par la tête de l'Empereur; il avait ainsi l'envergure d'un géant aux attributs en apparence normaux d'un humain; les êtres formant les degrés se supportaient mutuellement sur leurs épaules, de sorte que la structure paraissait plus fragile à mesure qu'elle se rapprochait de sa base, dont l'étendue était telle qu'on ne pouvait en voir les limites. De là où j'étais, je ne pouvais voir en détail les attributs du géant dont la tête trônait tout là-haut tel un Zéphyr mais dont j'appréhendais avec horreur toute la démesure et la monstruosité; des attributs physiques dont certains traits me laissaient comprendre qu'il s'agissait, d'une part, de fonctions femelles, alors que d'autres étaient à caractère mâle, dont on ne pouvait percevoir lesquelles d'entre elles étaient des fonctions dominatrices. Cet ensemble anachronique et sinistre reposait au sol sur quatre pattes, si ce mot peut être appliqué à une telle structure protoplasmique. "C'est Belzébuth," me dit mon maître, "et il se pare des attributs de toutes ses fonctions diaboliques, et sur qui nous devons grimper pour sortir de l'Hadès. Tu le verras en détail des pieds à la tête, à mesure de notre ascension, je te décrirai ce que ton oeil voit, ce que ton oreille entend, ce que ta bouche voudra crier d'horreur si ton esprit est capable de supporter mon propos!" Et mon maître continua haletant comme s'il était las: "La nuit vient et il nous faut partir maintenant. Arme-toi de tout ton courage pour atteindre la sortie et accroche-toi bien, car, par de telles échelles, il nous faut nous éloigner de tant de maux et atteindre la sortie." Nous cheminions d'un pas pressé en direction de la structure, à travers les ombres glaciales agglutinées entre elles et qui se laissaient traverser sans broncher par mon corps sensible et chaud. Nous atteignîmes ainsi l'un des pieds du monstre sous lequel des milliers de corps gisaient là, écrasés, déchiquetés par les mouvements inconscients de la structure qui se déplaçait ainsi, tentant de maintenir l'équilibre et d'empêcher l'écroulement du Projet de Société que cette structure représentait. Pressés d'en finir, nous escaladions le premier degré, harcelés par des êtres costumés et à l'oeil vif comme des bêtes: des policiers, des leaders d'opinion, des maffiosos, des aubergines, des "hell's angels", des délégués syndicaux, des gardiens de l'ordre moral, qui, nous assimilant aux zombies qui peuplaient le sol, tentaient de nous interdire l'accès ou de nous faire prisonniers dans les maillons de leur "filet de sécurité sociale" avec le zèle qui ne sied qu'à des Tortionnaires de l'État. Nous atteignîmes enfin le premier degré pour y reprendre haleine. Nous fumes tirés de notre indolence par des cris et des rumeurs, des démonstrations et des provocations, c'étaient des Serviteurs de l'État, et comme me dit mon maître, ils sont toujours en colère comme si c'était là leur façon de servir; ils prennent le peuple en otage, ils sabotent la structure pour satisfaire leurs intérêts corporatifs et syndicaux sans se soucier du bien commun. Ils sont protégés d'en haut et en gravissent les échelons, aidés en cela par de plus haut placés qui sont sortis de leurs rangs; les bienfaits d'en haut s'arrêtent à leur niveau et n'atteignent jamais le niveau où gisent les êtres au sang refroidi. Puis, poussés par la colère plus que la crainte, nous reprîmes l'escalade et atteingnîmes en peu de temps le second degré. Celui-ci était formé d'une barrière de personnages inertes et qui semblaient dormir. Mon maître me dit alors: "Ne te laisse pas berner de l'illusion, car leur sommeil est en réalité très actif à échafauder des plans, à établir des règles, à inventer des langages inintelligibles, à créer des pièges tous destinés à rendre plus complexe la structure, de sorte qu'elle soit illisible à quiconque aurait voulu la comprendre, l'améliorer, ou lui faire jouer les rôles pour lesquels elle a été conçue." Il nous semblait ainsi que, plus leur cerveau fonctionnait, plus la structure se complexifiait sous nos yeux et d'autant plus devenait-elle fragile et qu'elle ne pouvait plus se passer de ces Fonctionnaires qui, par le fait même, devenaient utiles bien qu'objectivement inutiles. Et mon maître devenait impatient de partir, je le sentais à ses gestes nerveux: "Avant que je me fâche et que je chasse ces vendeurs de ce Temple, d'où Kafka a sans doute puisé tout le contenu absurde de sa verve, partons et tentons d'atteindre au plus vite la Lumière." Nous gravissions le degré suivant avec une vigueur alimentée plus par le dépit que par la hâte, pour atteindre le degré où s'entassaient par groupes des personnages bienveillants et obséquieux. "Ceux-là se croient les Députés des êtres d'en bas, ils sont là pour donner mais ne font que recevoir. Ce sont des êtres hybrides et gélatineux dont la fonction est de dire oui ou non, selon que, de là-haut, on leur demande de dire oui ou non." Et mon maître, en même temps qu'il me parlait, me montrait ces choses aberrantes qui modelaient la structure en son épicentre et qui m'apparaissaient être des organes génitaux entremêlés, dont il m'était difficile de comprendre la fonction, de sorte que mon trouble se lisait sur mon visage. "Et oui, il est difficile ici d'établir le sexe du monstre, car tu vois bien là les organes génitaux de Belzébuth." Je voyais des testicules mâles qui pendaient lâchement au-dessus d'un vagin entouré de chairs frisottées, dans lequel il me sembla voir un clitoris se développer lentement sous la forme d'un phallus en érection, s'agrandir de façon démesurée, attiré qu'il était hors de la vulve, il s'enroula sur lui-même pour aller plonger dans l'anus. Et le monstre s'encensait de sa longue queue qui lui pendait au derrière jusqu'à ce qu'il vînt l'introduire sournoisement au plus profond de son vagin. Il fut alors pris de violentes convulsions, comme s'il s'activait, dans deux actes à la fois d'autofécondation. "Je t'en pris mon cher Marco, de ne pas me demander de t'expliquer le sens de cette aberration, sinon que Belzébuth sait que Dieu féconde, et que, dans son désir d'être aussi grand que Dieu, il tente de féconder également, mais, ne connaissant pas la manière, il se trompe d'ouverture. Mais je ne connais pas moi-même les façons du Divin. Toi qui aura la chance d'aller là-bas, je te souhaite d'être le témoin des Orgasmes de Dieu." Alors je dis au Maître: "Maître, protège moi de tous ces fils qui encombrent la structure et qui forment une immense toile d'araignée tissée par des démons pleins de bonne volonté qui disent me vouloir du bien, mais qui ne tendent qu'à emprisonner mon âme. Éloigne-moi de ces députés, de ces serviteurs de l'État, de ces Fonctionnaires, de ces Législateurs, de tous ces représentants qui se croient être ma mère et qui me veulent tant de bien, qu'ils ne me font que du mal!" Plus nous montions sur la structure, plus l'escalade devenait difficile et périlleuse. "Si tu n'as jamais escaladé les Monts Chic Chocs, sache que plus tu te rapproches du sommet, plus l'escalade est difficile et périlleuse. Il en est ainsi de l'État comme des Chic Chocs; compte-toi chanceux que ton escalade a pour but de te faire retrouver cette liberté qui t'es chère, et que seule la conscience que tu as d'elle, te permet de gravir ces échelles sans avoir à demander quoique ce soit à ceux qui composent le pouvoir. Pense à ceux, et ne les envie point, qui sont en bas dans le froid, et qui ont troqué leur conscience contre l'espoir de recevoir un peu de celle, concentrée plus haut, qui ne peut ni les voir, ni les entendre, ni leur parler." Et mon maître se tut, il semblait triste et je me tus avec lui. Nous gravissions le degré suivant avec beaucoup de difficultés, s'accrochant aux structures organiques qui en composaient les écueils, puis nous atteignîment le degré devenu plus étroit où logent les Ministres de Belzébuth et son Conseil Exécutif. Je sentais là beaucoup de pouvoir et de rivalités, je me sentais bien petit et un peu intimidé, ce dont me reprocha Baudelaire. "Ne crains point ceux qui projettent ainsi la force et qui sont fragiles comme des fétus de paille; sache qu'ils s'agitent et qu'ils se disputent les chaises, celle qui produira le bedon le plus volumineux, ou qui les rapprochera de la chaise que tient le Zénith là-haut. Mais, ils tombent aussi souvent de leurs chaises qu'il y a de chaises à combler. Pourquoi t'énerver, alors qu'ils se nourrissent de ceux qui ont froid, non de ceux qui gardent, comme toi, conscience?" Et je pus mieux subir leurs regards circonspects et hautains, et je m'approchai de l'intérieur de la structure pour découvrir ce qu'il y avait derrière: des mamelles accrochées ainsi à la structure de chair noire, dont l'une était démesurément gonflée, l'autre aride et qui ne pouvait plus donner à boire; sur la mamelle encore fertile s'accrochait un être boursouflé qui tétait la mamelle avec avidité, s'accrochant à elle tel un nourrisson affamé et tous les autres ministres de Belzébuth le regardaient avec envie. Puis une lumière scintillante attira mon attention, comme un coeur qui battait juste au-dessus du plexus solaire de la bête aux infâmes attributs. Mon maître vit mon désarroi et me dit: "C'est bien là, le Coeur sacré du Vilain." Et après un instant de réflexion, il continua ainsi: "Il voit tout, il entend tout, il comprend tout, et, à la manière d'un robot qui utilise les ondes hertziennes, pour s'infiltrer dans les bases de données, fouiller et recueillir des informations; il est tel, qu'il voyage de cerveaux en cerveaux, mémorisant les informations, sur chacun des êtres qui sont dans le froid: ainsi il connaît d'eux: leurs angoisses, leurs rêves, leurs us et coutumes, leurs habitudes, leurs pensées secrètes, leurs actions présentes, leurs projets futurs, et tel un Grand Frère, il croit les protéger des influences extérieures, ainsi que d'eux-mêmes, en les emprisonnant dans une Vérité uniforme." Je regardais, sidéré, le Sacré-Coeur; il scintillait comme un buisson ardent, il se gonflait et se dégonflait sous l'effort qu'il déployait à sonder la conscience des êtres qui gisent dans l'inconscience, comme une mère aimante et protectrice qui étouffe son fils bien-aimé. Puis nous entreprîmes ce qui s'avéra être la plus difficile escalade de ce voyage infernal. Je souffrais, je me plaignais constamment et mon maître tentait de m'encourager du mieux qu'il le pouvait: "Ne crains point, nous atteignons maintenant la conscience enrobée de Belzébuth, les têtes de Perséphone, Pluton et Lucifer qui sont les trois vertus de Belzébuth et, si nos louanges leur sont agréables, nous aurons la voie libre jusqu'au soleil." L'Empereur du royaume de douleur avait l'aspect et l'arrogance d'un mécréant. Ô! comme ce me parut grand sujet d'émerveillement quand je vis que sa tête avait trois faces! L'une était devant et les deux autres venaient s'ajouter à la première au milieu de chaque épaule. Celle de droite était blanche et n'avait pas d'yeux, de la couleur des gens qui descendent le Nil était celle de gauche qui n'avait pas de bouche, et celle du centre était de la couleur des feux de l'Enfer, n'avait pas d'oreille, et ne possédait qu'un attribut pour dévorer. Au-dessous de chacune sortaient de grandes ailes, de l'envergure telle qu'on ne voyait sur mer de telles voiles qui convenaient à un tel oiseau. Elles n'avaient pas de plumes mais étaient du genre de celles des chauves-souris; et il les faisait battre de telle sorte que trois vents prenaient de lui leur essor. Tout le Cocyte en était gelé; il pleurait et ses larmes s'égouttaient en une bave sanglante. Dans sa gueule, il broyait trois pécheurs de ses dents. Les morsures et les coups de griffes déchiraient leurs échines qui en restaient toutes dégarnies de leur peau. Je dis à mon maître, qui avait tenté sans succès de m'expliquer ce que cette vision signifiait: "Maître, dis-moi si ce voyage tire à sa fin, je n'en peux plus et je crains de ne pouvoir m'évader enfin de cet enfer." "Accroche-toi bien, car il nous faut nous éloigner de tant de maux." Mon Maître s'agrippa aux parois internes du rocher, puis il sortit dehors par un trou dans la paroi et me posa assis sur le rebord; après quoi, il vint près de moi d'un pas prudent. Je levai les yeux, pensant voir Belzébuth comme je l'avais laissé; et je vis qu'il était sans dessus dessous ce qui m'intrigua tant que je confiai mon trouble à mon maître. Et il me dit alors: "Tu t'imagines être encore de l'autre côté du centre, là où je m'accrochais aux chairs du monstre qui n'a de cesse que d'emmerder le peuple. Maintenant tu es arrivé sous l'hémisphère opposé, sous le sommet duquel fut mis à mort le Prophète, qui naquit et vécut sans péché; tu as les pieds sur une petite sphère qui forme l'autre face de la Giudecca. Il est matin ici quand là-bas il est soir." Et en se mettant en mouvement il continua: "Debout et lève-toi: La route est longue et le chemin malaisé, que déjà le soleil atteint la moitié du tierce." Le lieu où nous nous trouvions était une caverne naturelle, au sol rugueux et sans lumière. Un lieu là-bas qui s'écarte de Belzébuth autant que sa tombe s'y prolonge; lieu connu par le son qu'il dégage d'une chute, qui plonge par le trou d'un rocher, qu'il a creusé dans le cours de la Ouiatchouane qu'il déroule en forte pente. Mon guide et moi nous suivîment ce chemin caché pour revenir au monde de la lumière; et, sans nous soucier de prendre du repos, nous montâmes, lui le premier, moi le second, tant qu'enfin j'aperçus, par un pertuis rond, ces belles choses qui composent le ciel; et nous sortîmes par là, sur le Val dénommé Jalbert, pour laisser nos fantômes et revoir enfin les étoiles.



Marco Polo ou le voyage imaginaire (La tragédie humaine, janvier 2000) © 1999 Jean-Pierre Lapointe
Theme musical: Zarathoustra de Richard Strauss, emprunté aux Classical Midi Archives.
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