Chant XVII de l'Enfer
Géryon,
la forme monstrueuse de la Bureaucratie
«Ecco la fiera con la coda aguzza, che passa i monti, e rompe i muri e l'armi! Ecco colei che tutto 'l mondo appuzza!». Sì cominciò lo mio duca a parlarmi; e accennolle che venisse a proda vicino al fin d'i passeggiati marmi. E quella sozza imagine di froda sen venne, e arrivò la testa e 'l busto, ma 'n su la riva non trasse la coda. La faccia sua era faccia d'uom giusto, tanto benigna avea di fuor la pelle, e d'un serpente tutto l'altro fusto;
Parvenu jusqu'ici de cette Tragédie Humaine, je ne saurais me taire plus longtemps, cher lecteur; et je te jure que je vis, par cet air épais et sombre, monter en nageant, une forme effroyable pour l'âme la plus intrépide, à la manière de celui qui revient, après avoir plongé parfois pour dégager une ancre accrochée au fond de la mer, et qui tend ses tentacules en haut et ramène à soi tout ce qu'il trouve au-dessus: C'est la Bureaucratie sous la forme de Géryon, monstre effroyable qui te connaît tellement, qu'il t'enveloppe et t'enserre et finit par t'avaler et s'emparer de ton âme, pour être, et pour agir tel et devenir toi-même. "Voici Geryon à la queue aiguisée, qui s'empare des âmes toutes nues, qui brise les désirs et les rêves, voici celle qui empoisonne le monde entier!" Ainsi mon guide commença à me parler; et il fit signe à la bête de venir aborder près des rochers où nous marchions. Et cette hideuse image de la Bureaucratie, toujours prête à feindre la compassion, s'approcha soulevant sa tête et son buste. Sa face était celle d'un homme juste, le buste, celui d'une femme généreuse et tout le reste du corps, celui d'un serpent. Ses chairs étaient tatouées de fines arabesques qui lançaient des messages contradictoires. La bête détestable se tenait tel le tigre sournois qui s'accroupit pour mieux chasser le gibier. Toute sa queue se démenait dans le vide, tordant vers le haut la fourche venimeuse qui en armait la pointe, à la manière des scorpions, prête à piquer quiconque s'approche et lui fait confiance. Mon guide me dit encore: "Il faut maintenant, que notre chemin fasse un détour pour aller jusqu'à cette bête vicieuse qui se vautre là." Quand nous fûmes arrivés jusqu'à elle, je vis, tout autour et à peu de distance, des gens assis près de l'abîme et qui semblaient quémander la bête tout en ayant l'air de la craindre. Par leurs yeux, leur douleur éclatait au dehors; de-ça, de-là, ils se protégeaient de leurs mains tantôt des sautes d'humeur de la bête, tantôt de son aspect inquiétant; ils étaient comme des chiens harcelés par les puces ou les mouches. L'un d'eux qui était à l'écart, faisant en sorte de n'être vu ni des autres ni de la bête, me dit: "Que fais-tu dans cette fosse? Va-t'en tout de suite; et puisque tu es encore vivant, ne tombe pas sous l'emprise de la bête car tu auras besoin d'elle pour manger, pour vivre, pour survivre, pour rêver; alors si tu le peux encore, évite d'être à la merci de Géryon et fuis très loin d'elle si tu ne peux la tuer, car elle connaît la technique d'être au service d'elle-même tout en ayant l'air d'être à ton service, et qui fait que c'est, avant tout, elle qui doit profiter de l'État, manger, vivre, survivre et rêver." Je trouvai mon guide, déjà monté sur la croupe du farouche animal, et qui me dit: "Maintenant sois courageux et hardi. Monte devant et évite sa queue qui a le pouvoir de te piquer n'importe quand et n'importe où." Et dès que je fus monté, il me protégea du mieux qu'il le put et il cria à la bête: "Géryon, pars maintenant, n'imite point Icare; évite les entourloupettes et les passages secrets et va droit devant où nous voulons aller; nous ne sommes pas de ces citoyens démunis devant ta suffisance et ta non-imputabilité; nous ne sommes pas des faiblards délégués par l'État, mais, des envoyés de la Providence, et il t'en coûtera si tu inventes des stratagèmes pour nous rendre tortueux et inaccessible le Service Public que tu te dois de nous rendre." Je ne pense pas que fut ressentie une frayeur plus grande que la mienne, quand je vis que l'air m'entourait de toutes parts, et que je ne vis plus rien hormis la bête. J'avais peur de tomber, car je voyais des feux, et j'entendais des plaintes; ainsi tremblant, je me ramassai sur moi-même. Aussi, Géryon nous déposa au fond, juste au pied de la roche à pic et, dès qu'il fut déchargé de nos personnes, il disparut en maugréant et en se préparant mentalement à présenter un grief auprès de ses pairs, à défaut de faire une grève du zèle légale, illégale ou sempiternelle.
Marco Polo ou le voyage imaginaire (La tragédie humaine, janvier 2000) © 1999 Jean-Pierre Lapointe
Theme musical: musique alternative (mk2), empruntée aux Archives du Web.
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